jeudi 15 novembre 2012

Tunisie : Entre balbutiement constitutionnel et échéances politiques incertaines



 

Presqu’une année après les élections de l’Assemblée nationale constituante (ANC)[1], la Tunisie n’a toujours pas de Constitution et vit encore, plus de deux ans après la révolution du 14 janvier 2011,  sous un régime d’organisation provisoire des pouvoirs publics[2].

Au train où vont les travaux constituants, cet état de fait ne semble pas appelé à prendre fin dans un avenir proche et la Tunisie ne verra pas sitôt la mise en place de ses nouvelles institutions constitutionnelles.

Deux questions seront abordées dans cette communication :
-          Quelles sont les prémices de la future Constitution tunisienne à la lumière du « brouillon » de Constitution rendu public au courant de cet été[3] ?
-          Quelles sont les échéances prochaines probables ?

I – Les prémices de la future Constitution

L’œuvre constituante tunisienne a connu des débuts balbutiants. En effet l’ANC, élue le 23 octobre 2011,  n’a véritablement engagé la tâche pour laquelle elle a été élue (doter le pays d’une Constitution) que quatre  mois après son élection en organisant un débat général sur les principes directeurs de la future Constitution[4]. Par ailleurs, les six commissions constituantes[5] ont travaillé de façon indépendante les unes des autres et sans méthodologie ni plan de travail communs. Elles ont décidé d’adopter la méthode dite de la « feuille vierge » ou « blanche », c’est-à-dire, de laisser de côté tous les projets dont elles ont été saisies par différents partis, associations et groupes[6] dont notamment le projet des experts de l’ISSOR se contentant d’auditionner de temps en temps des experts ou des personnalités politiques. Cette méthode de travail a eu des répercussions extrêmement fâcheuses sur d’une part le rythme des travaux de l’ANC et sur d’autre part la qualité du travail produit.

En effet, les projets préparés dans le cadre des différentes Commissions constituantes ont été assemblés tels quel et rendus publics, le 14 août 2012, sous la dénomination « Projet de brouillon » de la Constitution[7].
La publication de la compilation des travaux des commissions a été à l’origine d’une forte réaction de la part des organisations de la société civile, de l’opposition, d’experts constitutionnels ainsi que de certains observateurs internationaux.

D’une manière générale, le texte se caractérise par une qualité de rédaction médiocre[8] souvent plus proche du style littéraire ou journalistique que du style juridique. Il se caractérise également par sa longueur, son caractère hétéroclite et confus avec pas mal de redondances et de répétitions. D’importantes controverses subsistent quant à la teneur du texte final sur plusieurs questions dont notamment le statut de la femme, la criminalisation de la diffamation du sacré, la normalisation avec Israël et le régime politique. Sur ce dernier point, la Commission compétente n’a pas pu trancher et a présenté deux versions, l’une adoptant un régime parlementaire parfait l’autre un régime mixte avec une nette prépondérance du gouvernement.

A ces imperfections, de forme et de fond, il faut ajouter l’ambivalence de la rédaction de plusieurs articles, ainsi que des omissions flagrantes (telles que celle du droit de vote ou encore l’absence de référence à l’universalité des droits de l’homme) et des incohérences telle que la relation entre le droit national et le droit international.

Quelques exemples pour illustrer ces propos :

-          L’article 4 (1 – 4 dans le brouillon) : «L’Etat protège la religion ; il est garant de la liberté de conscience et de l’exercice des cultes et le protecteur du sacré et le garant de la neutralité des lieux de cultes par rapport à la propagande partisane ». La notion de protection de la religion laisse la porte ouverte à toutes sortes d’interprétations et laisse en suspend la question de savoir de quelle religion il s’agit ! Il en est de même pour la notion de « sacré » qui peut être une notion fourre tout dangereuse pour la liberté de conscience et d’expression
-          Le chapitre 1er intitulé « principes généraux » et le chapitre II intitulé « droits et libertés » ont pratiquement le même objet. Dans le chapitre 1er il y a en réalité peu de principes généraux et beaucoup de droits et libertés dont certains sont répétés dans le chapitre II et parfois de manière contradictoire par rapport au chapitre I. Il en est ainsi par exemple de l’article 10 du chapitre 1er (« L’Etat doit protéger les droits de la femme, préserver l’entité familiale et en maintenir la cohésion ») et l’article 28 qui figure dans le chapitre II (« L’Etat garantit la protection des droits de la femme et l’appui de ses acquis en tant que partenaire réel de l’homme dans l’édification de la nation. Leurs rôles au sein de la famille sont complémentaires »).
-          Concernant les traités internationaux une contradiction est décelable entre l’article 38 (« Les traités ratifiés par le Président de la République et approuvés par l’Assemblée populaire ont une autorité supérieure à celle des lois ») et l’article 17 (« Le respect des traités internationaux est obligatoire, tant qu’ils ne sont pas contraires aux dispositions de la présente Constitution »). Outre la contradiction entre les deux articles, la disposition de l’article 17 est contraire au droit international, notamment à l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (« une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non exécution d’un traité »).

Le brouillon de la Constitution a été soumis au Comité de coordination et de rédaction qui lui a apporté certaines modifications et améliorations et tranché certaines questions. Ainsi par exemple, la question de la complémentarité de la femme à l’homme a été retirée. Il en est de même pour la normalisation avec Israël. Cependant, la référence au sacré a persisté ainsi que la condition de conformité des traités internationaux à la Constitution pour leur exécution. Il y a lieu d’espérer que la discussion de ce projet en séance plénière, discussion qui a démarré le 23 octobre 2012, rattrape les insuffisances et prenne en considération les différentes observations faites par les juristes spécialistes ainsi que par plusieurs composantes de la société civile et ONG internationales, bien que la tournure prise par le débat jusqu’à maintenant n’incite pas à l’optimisme, certains députés tenant absolument dans leurs interventions à agiter des questions qu’on croyait tranchées telle la question de la référence à la Chariâa (loi islamique) comme source principale de la législation.

II – Les échéances politques

Juridiquement et politiquement, l’ANC aurait du terminer le travail pour lequel elle a été élue (« doter le pays d’une Constitution »), une année après la date de son élection, à savoir le 23 octobre 2012 et ce, conformément au décret  N° 2011-1086 du 03/08/2011portant convocation du corps électoral pour l’élection de l’Assemblée nationale constituante pour le 23 octobre 2011 qui dispose dans son article 6 : « « L'Assemblée nationale constituante […] se charge d'élaborer une constitution dans un délai maximum d'un an à compter de la date de son élection ».

Un autre texte est venu s’ajouter à ce décret, apportant confirmation que les limitations contenues dans le décret ne peuvent être transgressées. Ce texte peut être considéré comme une sorte de modus vivendi liant tous ses signataires à l’égard des électeurs. Il s’agit de la Déclaration sur le processus de transition, signée le 15 septembre 2011, par les plus hauts représentants de onze des douze partis politiques membres de l’Instance de sauvegarde des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique D-L n° 6 du 18 février 2011 portant création d’une Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique[9] qui avait élaboré et proposé au gouvernement provisoire tous les textes encadrant le processus électoral. Dans la déclaration, les signataires s’engagent à ce que « la durée du mandat de l’Assemblée Constituante n’excède pas une année au maximum afin que le pays puisse se consacrer aux questions fondamentales impérieuses, notamment, aux niveaux social et économique ». 

Pour justifier le non respect du délai d’une année deux arguments ont été avancés :
-          On a soutenu que l’ANC n’est pas tenue par de telles limitations de la nature et de la durée de son mandat car elle est souveraine (« maîtresse d’elle-même »). En réponse, il faut préciser que si l’ANC est effectivement souveraine, elle ne détient, et contrairement à ce qu’on veut bien faire croire aux citoyens, qu’un pouvoir constituant dérivé. Le pouvoir constituant originaire est toujours l’apanage du peuple. Pour paraphraser une affirmation célèbre du Conseil constitutionnel français, «  l’ANC n’est souveraine que dans le respect de la volonté populaire ». Les constituants eux-mêmes reconnaissent que le dernier mot appartient au peuple lorsqu’ils prévoient la possibilité de soumettre le projet de constitution à référendum en cas d’absence de majorité qualifiée au second tour du vote de l’ANC. Ainsi, étant un pouvoir constituant dérivé, l’ANC est nécessairement limitée quant à son objet et quant à sa durée.
-          On a soutenu également que la « loi constitutive » dite « petite constitution » du 16 décembre 2011[10] n’a prévu aucun délai et qu’elle aurait abrogé tous les textes qui lui sont antérieurs dont notamment le décret  N° 2011-1086 du 03/08/2011portant convocation du corps électoral pour l’élection de l’Assemblée nationale constituante. L’argument est on ne peut plus fallacieux car si le décret en question a été abrogé c’est l’existence même de l’ANC qui se trouve remise en cause !!!

Malgré ses arguments, et face à la montée de la contestation de la légitimité électorale de l’ANC et les appels à l’instauration d’une nouvelle légitimité consensuelle qui, sans remettre en cause l’existence de l’ANC et du gouvernement qui en est issu, trouverait un terrain d’entente sur un calendrier précis et contraignant pour les prochaines échéances, les partis de la coalition tripartite au pouvoir ont essayé de prendre tout le monde de court en publiant le 13 octobre un calendrier fixant la date de l’organisation des élections législatives et présidentielles au 23 juin 2013 avec éventuellement un second tour pour l’élection présidentielle le 7 juillet 2013. La date du 14 janvier 2013 a été également avancée pour l’adoption de la Constitution.

Ce calendrier, qui n’a pas fait l’objet de consultations préalables avec l’opposition et les autres partis politique, a été contesté car il souffre, non seulement d’absence de concertation, mais également de non réalisme. En effet, une fois la Constitution adoptée, il restera un travail colossal à accomplir avec notamment l’obligation d’adoption de deux textes fondamentaux. L’un relatif à l’instance qui devra conduire l’ensemble du processus électoral et surtout le code électoral. En réalité, seule l’instance électorale, une fois mise en place et opérationnelle, pourra déterminer avec précision le calendrier électoral.

A la lumière de ces quelques indications, l’horizon constitutionnel et politique de la Tunisie post révolutionnaire n’est toujours pas clair. La période transitoire risque de durer encore ce qui aura des répercussions assez fâcheuses sur non seulement sur le plan politque mais surtout sur le plan économique et social et sur la stabilité du pays.







[1] L’ANC a été élue le 23 octobre 2011
[2]  Deux périodes d’organisation provisoire des pouvoirs publics, régie chacune par un texte spécifique, doivent être distinguées :
-          La période allant du 15 mars 2011 au 16 décembre 2011 régie par le décret loi N° du 23 mars 2011
-          La période allant du 23 décembre 2011 et qui se poursuit encore est régie par la loi constitutive du 23 décembre 2011. Cf. JORT, N°97 des 20 et 23/12/2011, p : 3111
[3]  Le 13 Août 2012.
[4] L’Assemblée a entamé le processus d’élaboration de la Constitution le 13 février 2012. Elle a créé à cet effet six commissions permanentes, chacune étant responsable de la rédaction de chapitres spécifiques de la future Constitution. Les commissions ont auditionné à plusieurs reprises des experts tunisiens et internationaux, des membres du gouvernement, des représentants d’institutions et de la société civile ainsi que des universitaires, mais elles  se sont chargé elles- mêmes de la rédaction des articles sans le concours d’experts constitutionnalistes.
[5] Chaque Commission regroupe 22 membres, élus à la proportionnelle des groupes (132/217 membres au total). Ces Commissions sont les suivantes :
·         La Commission du préambule, des principes fondamentaux et de la révision de la Constitution ;
·         la Commission des droits et libertés ;
·         la Commission du pouvoir législatif, du pouvoir exécutif et des relations entre eux ;
·         la Commission de la justice judiciaire, administrative, financière et constitutionnelle ;
·         la Commission des instances Constitutionnelles ;
·         la Commission des collectivités publiques régionales et locales.
Chacune des six commissions est chargée de rédiger les articles de la Constitution qui relèvent de sa compétence, avant de soumettre son projet au Comité mixte de coordination et de rédaction, qui peut renvoyer à la commission son projet pour réexamen avant de le soumettre à la plénière.

[6] L’ANC a été saisie de pas moins de 40 projets de Constitution
[7] Le 10 août 2012, les six commissions avaient toutes rendu leurs travaux au Comité de coordination  
[8] Le projet de brouillon comporte un préambule, 171 articles répartis en neuf chapitres, certains chapitres étant eux-mêmes subdivisés en sections.
[9] "Autorité publique indépendante" créée en vertu du D-L n° 6 du 18 février 2011 portant création d’une Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique
[10]Cf. JORT, N°97 des 20 et 23/12/2011, p : 3111