mardi 13 octobre 2020

Le Club africain : Un passé glorieux et un présent morose

 


Rafaâ Ben Achour - Le Club africain : Un passé glorieux et un présent morose

Par Rafaâ Ben Achour - Atteindre cent ans d’âge est sans aucun doute un événement remarquable, digne d’être souligné et fêté, aussi bien pour les individus (même si c’est un âge rarement atteint) que pour les intuitions, quelle que soit leur nature : politique, sociale, financière, éducative, artistique ou sportive.

Le 4 octobre 2020, l’association sportive, aujourd’hui omnisports, dite «Club africain» (ci-après CA) atteignait cet âge emblématique. En effet,  il y a un siècle de cela, les autorités du Protectorat français en Tunisie ont enfin, après moult tergiversations, daigné autoriser la création de cette association. Lors de la présentation de la demande d'autorisation, les autorités coloniales ont exigé des fondateurs de satisfaire à trois conditions :la nomination à la tête du CA d'un président français ;le changement des couleurs choisies : le rouge et blanc et le renoncement à l'emblème national sur le maillot.

Le CA avec l’emblème national sur le maillot

Finalement c’est par arrêté en date du 4 octobre 1920, signé par le Premier ministre, Mohamed Taieb Djellouli, que l’association fut autorisée à exercer ses activités. C’était la première association de football authentiquement tunisienne. Elle aura un président tunisien  (Si Béchir Ben Mustapha), conservera les couleurs rouge et blanc et portera, après quelques années, l’emblème national sur son maillot.

Durant son histoire centenaire, le CA a fait honneur à ses couleurs et au drapeau national. Il accède en 1937 à la première division. A peine dix ans après, il est sacré champion de Tunisie, deux fois de suite (1946 -1947 ; 1947 -1948). Les titres de champion de Tunisie remportés alors sont les premiers jamais remportés par un club non français. Les champions de l’époque ont pour nom : Dabbabi, Cherif, Ben Brahim, Kebaili, Fayech, les frères Akacha, Dhib, Saheb Ettbaa, Milazzo, Abdessalem, Gaston Taieb, Durin, Gabsi, Kabadou, etc., Ils étaient encadrés par des dirigeants d’exception, dont Moncef Okby, Prince Mohieddine Bey, Mahmoud Bdir, Abdelmalek Ben Achour (élu en 1949 Président de la Ligue tunisienne de football), Mohamed Jouini, Youssef Yamoune, Abdelhamid Bellamine, Mohamed Asmi, Salah Aouij, Mohamed Farfar, etc. Joeurs et dirigeants étaient alors de vrais héros se contentant de peu, n’ayant d’autres principes que l’amour de leur club et la défense acharnée de ses couleurs.

Equipes championnes 1946 – 1947 et 1947 -1948

Parallèlement aux sacres nationaux, le CA prend part aux compétitions nord africaines (Coupe et championnat d’Afrique du nord). Jouant généralement dans une atmosphère hostile contre des équipes composés essentiellement de Français le CA n’a jamais atteint les finales. En 1948, il est éliminé au stade des ½ finales du championnat d’Afrique du nord par décision de la Fédération française de football acquise sur tapis vert.

Après l’indépendance du pays, et après avoir perdu la finale de la Coupe de Tunisie de 1956, rehaussée par la présence du Premier ministre Président du Conseil Habib Bourguiba contre le Stade Tunisien, la CA connaîtra une certaine éclipse jusqu’à 1963. Cette année là une nouvelle génération de joueurs sous la férule d’un entraîneur dévoué  (Fabio Rocheggiani) et de jeunes dirigeants feront leur apparition.

 

Fabio Rocheggiani (1925 – 1967)

Le CA remportera le championnat et ouvrira une nouvelle ère glorieuse de son histoire avec un palmarès impressionnant.  Les champions d’alors ont pour nom : Attouga, Khouini, Rabeh, Lakhua, Klibi, Mahmoud, Amri, Bouajila, Abderrahmane, Chaibi, Gattous, Troudi, Youssef, Djedidi, Touati, etc.  Parmi ces joueurs exceptionnels, une mention spéciale doit être réservée à deux monuments du Ca et du football en Tunisie et à l’étranger. Le mythique gardien de but Attouga et l’artiste Tahar Chaibi.

Attouga et Tahar Chaibi

Equipe championne 1963 -1964

Quant aux nouveaux dirigeants, pour la plupart anciens joueurs du club, ils s’appellent : Abdelaziz Lasram, Mounir Kebaili, Hedi Hammoudia, Mahmoud Mestiri, Abdelhamid Mestiri, Ferid Mokhtar, Ridha Azzabi, Abdelmajid Syadi, Khaled Ben Ammar, Cherif Bellamine, Mohamed Ali Boulayman, Hamadi Khouini, Mohsen Boulehya, etc.

Azouz Lasram aux côtés de son oncle Abdelmalek Ben Achour lorsd’une AG du CA

Le jeune Président, « Si Azouz », le plus illustre des clubistes, insuffle au CA un nouvel esprit de gagnants et une nouvelle méthode de managérat. Il innove en créant un comité élargi réunissant les « figures » du CA, comité qu’il réunit régulièrement pour le tenir informé de la marche du club et pour profiter de ses recommandations. Il entretient avec les joueurs de toutes les catégories et de toutes les sections des rapports étroits et essaye de résoudre tous les problèmes, notamment scolaires et sociaux, de ses protégés. Il a si bien métamorphosé le grand club de la capitale et en a fait, à son époque, le club le plus redoutable d’Afrique du nord.

Mohamed Salah Djedidi et le Président du CA,
Azouz Lasram, recevant le challenge du championnat 1963 – 1964
des mains du Président Habib Bourguiba

Le CA remporte alors tous les titres possibles et imaginables, dont un premier doublé en 1966 – 1967 et plusieurs titres maghrébins dont, en 1974, la Coupe du Maghreb de clubs champions suite à une victoire mémorable acquise à Alger contre la Jeunesse sportive de Kabylie, alors même que la veille du match, les joueurs avaient été traumatisés par le décès subit de leur collègue Ezzeddine Belhassine dans sa chambre d’hôtel.

 

Doublé 1966 - 1967

La gloire du CA ne se limite pas à la section football. Il accumule les titres et les records, sur les plans national, maghrébin et africain en hand-ball (masculin et féminin), en volley-ball (masculin et féminin), en basket-ball, rugby, natation, athlétisme, boxe, échecs,etc.

Durant la décennie, 1980 – 1990, le CA connaitra un véritable traversée du désert. Il sera victime de plusieurs tricheries et matchs arrangés entre d’autres équipes. Il terminera les saisons toujours deuxième du classement ! Il retrouvera son aura d’antan en remportant le championnat 1989 -1990, et surtout en remportant, d’une part, la coupe des clubs champions africains, le 14 décembre 1991, devenant ainsi le premier club tunisien à remporter ce titreet en remportant, d’autre part, la Coupe afro-asiatique. Avec le doublé national, le CA aura remporté le quadruplé.

Avec l’introduction du semi professionnalisme d’abord, et du professionnalisme ensuite, le CA perd ses repères et ses références. Il fait appel à des joueurs qui n’arrivent pas à intérioriser les valeurs du club. Malgré quelques titres remportés, notamment en 2008 et 2015 (Championnat), 2017 et 2018 (Coupe), la direction du CA est convoitée par des personnes sans aucun passé avec la club, en mal de notoriété publique ou à la recherche d’un faire valoir politique. Le club est géré de manière catastrophique. Son parc, du nom de son illustre joueur et dirigeant, Mounir Kebaili, est totalement abandonné. Le club est sans domicile fixe et doit s’entrainer chaque jour là où il peut. Leclub accumule non seulement les mauvais résultats sportifs (11 défaites pendant la saison 2018 -2019), dont une infamante défaite, le 2 février 2019, par le score de 8 à 0 à Lumumbachi, face au club TPE de Mazembe, mais également les litiges avec des joueurs dont il est incapable d’honorer les contrats. Les litiges sont portés devant les instances compétentes de la FIFA. Le CA est non seulement condamné à payer de fortes sommes en guise de dédommagements ; il est non seulement privé de recrutements mais la FIFA va jusqu’à donner l’ordre à la Fédération tunisienne de lui retrancher six points au classement général de la saison 2019 – 2020.

Pratiquement, depuis 2010, les destinées du CA ont échappé à ses enfants. Le club centenaire a de ce fait perdu son âme. Il est entré dans une phase de morosité jamais atteinte durant cent années d’existence et ce, malgré une popularité qui n’a jamais fait défaut. Pendant l’été 2020, des tentatives de sauver le CA ont eu lieu. Elles ont lamentablement échoué faute d’une véritable volonté salvatrice.

Aujourd’hui, le CA est appelé à profiter de cet événement exceptionnel du centenaire pour repartir du bon pied en mettant fin tout d’abord à tous les litiges encore pendants devant les instances internationales, en initiant une réelle politique de formation de ses joueurs, en renonçant aux recrutements anarchiques de joueurs incapables d’amener la moindre valeur ajoutée à l’effectif et en retrouvant ses fondamentaux et ce n’est pas parce qu’il a décroché un juteux contrat de sponsoring que le club va pouvoir sortir de sa crise multidimensionnelle. Nous ne pouvons que souhaiter au CA un nouveau centenaire fait de gloire et de réussite, rendre hommage aux bâtisseurs et nous incliner à la mémoire de ceux qui nous ont quittés.

Rafaâ Ben Achour
Ancien Secrétaire général
et Vice-Président du CA


https://www.leaders.com.tn/article/30721-rafaa-ben-achour-le-club-africain-un-passe-glorieux-et-un-present-morose

lundi 14 septembre 2020

Le devoir impérieux de repenser le régime politique

 


 

La question de la révision de la Constitution du 27 janvier 2014, et surtout celle de la réforme du régime politique en vigueur se trouve de nouveau posée avec acuité, notamment depuis le début des mandats présidentiels et législatifs 2019-2024. Elle s’est imposée suite à un certain nombre d’évènements récents dont les spectacles affligeants offerts à chaque séance par les «  représentants du peuple » au sein de l’ARP, les délais déraisonnables pris pour la formation des gouvernements Jemli et Fakhfakh, le refus de la confiance au gouvernement Jemli, la désignation par le Président de la République, par deux fois, de la personnalité «  la plus apte » pour la formation du gouvernement en marge des listes proposées par les partis politiques, la démission du chef du gouvernement Elyes Fakhfekh, l’échec de la motion de défiance présentée contre le président de l’ARP, pour ne citer que ces quelques exemples.

La question n’est pas nouvelle. Elle est redondante depuis pratiquement la promulgation de la Constitution en 2014. Elle est posée aujourd’hui par l’actuel Chef de l’Etat lui-même. En 2018, le Président Béji Caïd Essebsi l’avait également clairement évoquée et avait pointé du doigt les dysfonctionnements d’un régime où les sources de blocage et de paralysie des institutions de l’Etat et du fonctionnement régulier des pouvoirs publics sont fréquentes.

Plus récemment le chargé de la formation du Gouvernement, Hichem Mechichi, n’a pas manqué, lui également, d’évoquer les incohérences du régime politique en vigueur. Plusieurs prises de position semblables sont couramment faites par des journalistes, par des politiques, par des juristes, voire par le commun des mortels. C’est dire que le problème est très sérieux. En effet, un consensus semble se construire progressivement sur l’impérieuse nécessité de révision de la Constitution et conséquemment de la refonte du système électoral en vigueur (proportionnel avec plus fort reste).

Sur ces deux questions, nous nous sommes exprimés à plusieurs reprises et avons noté que si la Constitution de 2014 est satisfaisante, voire exemplaire, concernant la garantie des droits et libertés, son ingénierie et son architecture institutionnelle sont néanmoins défaillantes et doivent être repensées.

Contrairement à une idée largement répandue, souvent par pure démagogie, le régime institué en 2014 n’est ni un régime parlementaire ni même un régime mixte (mi- parlementaire, mi- présidentiel à l’instar du régime de la cinquième république). Il s’agit en réalité d’un régime hybride inclassable, proche du régime conventionnel (d’assemblée) qui consacre la toute-puissance de l’organe législatif et qui met les organes exécutifs sous sa coupe et sous son bon vouloir. Le régime actuel de par ses techniques et son fonctionnement rappelle le régime français de la 4ème République caractérisé par la paralysie des institutions, la présence simultanée de plusieurs majorités au sein d’une même coalition, l’absence de solidarité gouvernementale et la formation de 24 gouvernements pendant les douze ans de vie du régime (1946 – 1958). Notre pays a connu depuis 2014, 4 gouvernements. S’il voit le jour, le gouvernement Mechichi sera le 5ème. Par ailleurs, depuis l’investiture du Président Kais Saïed, le 23 octobre 2019, le pays vit pratiquement sous le régime des gouvernements intérimaires.

Concernant les régimes politiques, notons de prime abord, que le régime parlementaire n’est pas mauvais en soi. La preuve, il fonctionne à merveille dans la plupart des démocraties européennes et ne se trouve pas à l’origine d’un quelconque blocage des institutions. Cependant, ce régime devient problématique et dysfonctionnel quand il est dévoyé et quand l’équilibre sur lequel il repose est brisé. De même le régime présidentiel n’est pas mauvais en lui-même, mais il l’est lorsqu’il vire vers un régime de concentration présidentielle du pouvoir. À ce moment-là, il ne mérite plus le qualificatif de présidentiel, il se transforme en régime présidentialiste.

Une révision de la Constitution de 2014, et indépendamment du problème de sa faisabilité procédurale avec une ARP anarchique, sans majorité cohérente, peut emprunter deux voies :

Première voie : L’institution d’un vrai régime parlementaire dans lequel le chef du gouvernement est réellement le chef de la majorité et la clef de voûte du régime, détenant, à l’instar du premier ministre britannique, le pouvoir de faire face au parlement, notamment grâce à un pouvoir de dissolution qu’il peut actionner à tout moment particulièrement lorsque sa majorité s’effrite.

Une réforme du régime actuellement en vigueur passe par sa rationalisation qui consisterait à :

- Abandonner le système de l’investiture. Une fois le Gouvernement formé, le chef du Gouvernement se présente devant l’ARP, fait une déclaration de politique générale qui peut être suivi d’un vote à sa demande uniquement.

- Abandonner le système de l’octroi de la confiance chaque fois qu’il y’a un remaniement ministériel (le règlement intérieur de l’ARP doit être amendé en ce sens).

- Doter le chef du Gouvernement de la maîtrise de l’ordre du jour de l’ARP grâce à la technique de l’ordre de jour prioritaire et de l’exception d’irrecevabilité.

- Autoriser le chef du gouvernement à légiférer sur délégation de l’ARP  pour un objet déterminé et pour un temps limité après un vote de la majorité absolue des députés composant l’ARP et non, comme c’est le cas maintenant, à la majorité des 3/5.

- Permettre au chef du Gouvernement d’engager la responsabilité du Gouvernement sur le vote d’un projet de loi qui est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure déposée dans les 24h qui suivent, est votée conformément à l’article 97 de la Constitution.

Deuxième voie : Opter pour un régime présidentiel. C’est semble-t-il l’option qui a la préférence de l’actuel Président de la République. Dans ce cas, il s’agit de présidentialiser le régime c’est-à-dire non plus corriger le régime actuel mais l’abandonner entièrement. Dans cette hypothèse, la condition sine qua none serait d’instituer un vrai régime présidentiel, à savoir un régime où règne un équilibre parfait entre les pouvoirs, un régime où « le Président de la République exerce tout  le pouvoir exécutif mais rien que le pouvoir exécutif »  et où «  le pouvoir législatif exerce tout le pouvoir législatif mais rien que le pouvoir législatif » .

Il reste qu’aucun régime politique, quel que soit sa perfection théorique, ne peut fonctionner sans un régime électoral adéquat qui soit au service de l’objectif recherché par le régime politique institué.

Les expériences des élections de 2014 et de 2019 ont montré que le système électoral adopté en 2011 pour l’élection de l’ANC est inadéquat pour les élections législatives. Il explique, en partie, les blocages décrits ci-dessus dus notamment à l’absence d’une majorité parlementaire franche et cohérente.

Le correctif introduit pour les élections législatives de 2019, à savoir l’institution d’un seuil de 3%, n’a pas corrigé les insuffisances constatées en 2014. On s’est trouvé de nouveau dans une situation où même une coalition de deux partis appartenant à la même mouvance politique (islamistes) aurait été incapable de former un gouvernement. Par ailleurs, la coalition, contre-nature, formée de six partis n’a pas fait long feu. Elle a en plus éclaté au bout de quatre mois à l’apparition du problème concernant la situation patrimoniale du chef du gouvernement (qui n’est issu d’aucun parti représenté à l’ARP). Cette même coalition s’est totalement disloquée lors du vote de la motion de retrait de la confiance au Président du parlement.

Néanmoins, il est tout à fait possible  de maintenir le système proportionnel mais en le corrigeant par une prime à la majorité ou par une dose de vote uninominal (système allemand). Il est également possible de renoncer à ce système en optant pour un scrutin majoritaire. Tout le problème sera de déterminer s’il faut adopter un scrutin de liste majoritaire à un tour ou à deux tours ou un scrutin uninominal à un tour ou à deux tours, voire un système de listes et uninominal à la fois selon des modalités diverses. Les combinaisons sont multiples et le choix doit tenir compte d’abord et avant tout l’efficience.

Ce sont là quelques observations que nous avons formulé à plusieurs reprises depuis la célébration du premier anniversaire de la promulgation de la Constitution. Il s’agit, dans ce contexte de crises multiformes que vit le pays, de préserver l’Etat de l’inertie, des blocages et des spectacles qui n’honorent pas l’unique démocratie du monde arabe. Il faut oser le faire. Il faut avoir le courage de penser à la patrie avant les partis. Sans cela, le bateau coulera avec tous ses passagers et il n’y aura pas de rescapés.

Rafaâ Ben Achour

Professeur émérite

 

NB : Nous renvoyons à nos articles antérieurs publiés dans cette revue :

1.    La nécessaire réforme du régime politique tunisien https://www.leaders.com.tn/article/23049-la-necessaire-reforme-du-regime-politique-tunisien

2.    La Constitution tunisienne deux ans après https://www.leaders.com.tn/article/19290-rafaa-ben-achour-la-constitution-tunisienne-deux-ans-apres-2014-2016

3.    La réforme du système électoral : ni excès ni défaut https://www.leaders.com.tn/article/24492-rafaa-ben-achour-reforme-du-systeme-electoral-en-tuisie-ni-exces-ni-defaut

 

 

vendredi 24 avril 2020

La vacance de la Présidence de la République : Aspects constitutionnels et politiques

(Communication présenté le 20 février 2020 lors du Colloque organisé par le Laboratoire de droit international, juridictions internationales et droit constitutionnel comparé sur "Les nouveaux équilibres constitutionnels et politiques consécutifs aux élections de 2019 en Tunisie) 

La problématique de la vacance définitive de la Présidence de la République a souvent constitué, dans l’histoire constitutionnelle et politique de la Tunisie un sujet de crainte, d’inquiétude, d’intrigues et de multiples changements de la loi fondamentale. Cette hantise de la vacance définitive de la Présidence de la République a pratiquement accompagné toute la période du long règne du premier Président de la République Habib Bourguiba[1], surtout à partir de 1967, date de son premier accident de santé majeur[2]. Cette même hantise a accompagné également le mandat du Président Béji Caïd Essebsi qui a accédé à la magistrature suprême, en 2014, à l’âge de 87 ans. A l’origine de ces inquiétudes se trouve l’appréhension de lendemains incertains, la peur de l’instabilité voire le chaos qui peut en résulter.
Durant le règne du Président Bourguiba, une véritable guerre de succession était engagée entre plusieurs membres du gouvernement et du bureau politique du Parti socialiste destourien (PSD) afin de se trouver dans la position idoine le moment de la succession venu. Le Président lui-même a alimenté à la fois l’appréhension[3] et la guerre de sa succession. En 1964, Bourguiba déclarait : « Comment désigner le Président ? Voilà le problème le plus grave. Il y a une période cruciale pour la Nation, pour le Parti, pour l'Etat, c'est la période de transition. Voilà ce que vous devez comprendre. Nous sommes tous une seule a même famille n'est-ce pas ? Nous sommes tous musulmans, nous croyons tous à notre mort inéluctable, il faut penser à ce jour, il faut prévenir par avance ce désarroi, ce tumulte des tendances et des intérêts qui peut être catastrophique. Rappelez-vous la mort du Prophète et la division qui s'ensuivit parmi les Musulmans, les uns reniant leur foi, les autres faisant dissidence. Et ce fut la guerre civile. Il faut éviter cela Nous avons un Comité central pour tenir le rôle de vigile. On pourra pleurer alors Bourguiba qui a tant fait, tant travaillé et tant mérité, mais l'État doit continuer. La Nation vivra. Les affaires publiques doivent suivre leur cours sans interruption, sans troubles d'aucune sorte »[4].  Pour ces raisons, il a beaucoup hésité avant de fixer son choix définitif sur la formule de succession automatique par le Premier ministre consacrée par la révision de l’article 51 de la Constituions en 1969[5], formule qui a fini par lui valoir sa propre destitution.
La succession de Bourguiba, en 1987, n’a pas été provoquée par son décès, ni par sa démission mais par son « empêchement absolu ». Elle a eu lieu suite à ce qu’on a qualifié alors de « coup d’Etat médical »[6] en raison d’un certificat médical établi par un certain nombre de médecins requis à cet effet par le procureur général de la République sur ordre du puissant Premier ministre, Zine El abidine Ben Ali, nommé à ce poste à peine un mois avant.
En 2011, La Tunisie a connu son deuxième cas de vacance définitive de la présidence de la République en raison de la fuite de Président en exercice suite à la Révolution des 17 décembre 2010 – 14 janvier 2011.
Enfin, en 2019, la Tunisie connaissait le troisième cas de vacance définitive de la présidence de la République, cette fois pour une cause naturelle, à savoir, le décès du Président Béji Caïd Essebsi.
Ainsi, des trois présidents de la République tunisienne, aucun n’a quitté le pouvoir à la fin normale de son mandat. Dans les trois cas il y a eu vacance définitive de la présidence.
Dans cette contribution, nous nous intéresserons d’abord aux aspects strictement constitutionnels (I) de la vacance de la présidence de la République pour analyser ensuite les aspects politiques de la dernière vacance de 2019 (II). 

I.             Aspects constitutionnels

 Aussi bien la Constitution de 1959 que celle de 2014 ont consacré des dispositions relatives à la vacance de la Présidence de la République que cette vacance soit provisoire (A) ou qu’elle soit définitive (B).

A.    La vacance provisoire

Ni la constitution de 1959, ni celle de 2014, n’ont défini la notion de vacance provisoire ou d’empêchement provisoire de la Présidence de la République, même si toutes les deux ont prévu le même mécanisme de dévolution temporaire des pouvoirs présidentiels au Premier ministre ou au Chef du gouvernement.
1.     A. Sous l’empire de la Constitution de 1959

Sous l’emprise de la Constitution de 1959, Il n’était pas question de vacance provisoire. Ce n’est qu’avec la révision de 1976[7] que cette notion a été introduite dans la Constitution. A cet effet, l’article 56 permettait au Président de la République de déléguer, par décret, ses attributions au Premier ministre à l’exclusion du pouvoir de dissolution.

En raison de l’état de santé du Président Bourguiba et de ses absences fréquentes pour de longues durées du territoire national, il a été abondement fait usage de la délégation au profit du Premier ministre, même avant sa constitutionnalisation en 1976[8]. La loi constitutionnelle du 31 décembre 1969 n’a-t-elle pas été signée et promulguée « pour le Président de la République et par délégation » par le Premier ministre, poste créé le 7 novembre 1969[9]. Depuis, Le Président de la République a souvent délégué ses compétences au Premier ministre, au point où la délégation est devenue quasi permanente.

A partir de 1987, les choses ont repris leur cours normal. Durant le règne de Zine El Abidine Ben Ali, le Premier ministre, dont les attributions ont été réduites par la révision constitutionnelle de 1988[10], n’a plus jamais bénéficié d’une telle délégation.

Il faut relever cependant, que le 14 janvier 2011, et suite à la fuite du Président de la République, l’article 56 de la Constitution sur la vacance provisoire a été évoqué dans la déclaration faite par le Premier ministre, en présence des deux présidents des assemblées législatives. Dans cette déclaration, le Premier ministre affirme qu’ « en conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Constitution, j’assume temporairement la responsabilité du leadership du pays en ces temps difficiles pour rétablir la sécurité ».

La référence du Premier ministre à l’article 56 était bien évidemment totalement erronée rien que parce qu’aucun décret de délégation n’a été signé par le Président de la République avant sa fuite. On sait que le lendemain, le Conseil constitutionnel a rétabli les choses constitutionnelle en déclarant que « l’absence du Président de la République de cette façon l’empêche d’exercer pleinement ses fonctions, ce qui représente un cas d’empêchement absolu à l’exercice de ses fonctions, en vertu de l’article 57 de la loi fondamentale ».

2.     A. Sous l’empire de la Constitution de 2014

Désormais, la Constitution du 27 janvier 2014, a enserré le cas de la délégation des pouvoirs présidentiels en cas de vacance provisoire de la Présidence de La République dans des délais stricts sans pour autant limiter le domaine de la délégation. En effet, en vertu de l’article 83 § 1 de la Constitution, « En cas d’empêchement provisoire d’exercer ses fonctions, le Président de la République peut déléguer ses pouvoirs au Chef du Gouvernement pour une période n’excédant pas trente jours, renouvelable une seule fois ».

Cet article n’a pas non plus, comme l’article 56 de la Constitution précédente, défini la notion de vacance provisoire, de même qu’i n’a pas établi une liste de cas d’empêchements provisoires envisageables. Par contre, il a comblé les lacunes du texte de 1976, en prévoyant le cas, d’abord, de la vacance de la Présidence de la République pour des motifs qui rendent impossibles la délégation de pouvoirs (le constituant a sûrement pensé à la maladie qui mettrait le Président de la République dans l’incapacité physique et mentale de signer le décret de délégation) et, d’autre part, le cas de la vacance provisoire qui excèderait les soixante jours. En effet, « En cas de vacance provisoire de la fonction de Président de la République pour des motifs qui rendent impossible la délégation de ses pouvoirs, la Cour constitutionnelle se réunit sans délai et constate la vacance provisoire, le Chef du Gouvernement remplace le Président de la République. La durée de la vacance provisoire ne peut excéder soixante jours.

Si la vacance provisoire excède les soixante jours, […], la Cour constitutionnelle se réunit sans délai, constate la vacance définitive et en informe le Président de l’Assemblée des représentants du peuple qui est sans délai investi des fonctions de Président de la République par intérim, pour une période de quarante-cinq jours au moins et de quatre-vingt-dix jours au plus ».

Ce cas de figure, prévu par l’article 86 de la Constitution aurait pu se réaliser le 27 juin 2019, lorsque le Président de la République Béji Caïd Essebsi a été hospitalisé d’urgence suite à un « malaise de santé » qualifié officiellement de « critique » et suite à l’annonce faite par certains médias de son décès.

L’empêchement provisoire n’a en fin de compte pas duré longtemps, le Président ayant quitté l’hôpital seulement quatre jours après son admission (le 1er juillet 2019). Il a pu reprendre, certes au ralenti, ses activités. Il est apparu le 5 juillet 2019 à la télévision nationale en train de signer le décret n° 111 - 2019 du 5 juillet 2019 portant convocation du corps électoral pour les élections législatives et présidentielles et de prononcer quelques phrases à cette occasion.

Il y a lieu de rappeler que le jour même du 27 juin 2019, la capitale a été le théâtre de deux attentats terroristes[11]. Par ailleurs, et suite à l’hospitalisation du Président de la République et la rumeur de son décès, le Président de l’ARP, lui-même hospitalisé et ramené à la hâte au siège du Parlement, a réuni d’urgence le bureau de l’ARP pour étudier la situation et éventuellement les modalités d’application de l’article 84 de la Constitution.

Durant cette réunion, plusieurs hypothèses ont, semble-t-il, été passées en revue en raison, notamment, de l’absence de la Cour constitutionnelle. Ainsi, il aurait été envisagé de charger une commission composée de médecins députés de constater l’empêchement définitif et de le faire déclarer par l’assemblée plénière de l’ARP. Cette hypothèse saugrenue n’a pas été retenue. Il aurait de même été proposé d’amender la loi sur l’amendement de la loi organique relative à l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi (IPCCPL) et de la doter de la compétence de la Cour constitutionnelle de constat et de déclaration de l’empêchement définitif. En fin de compte, une solution médiane a été retenue comme on le verra.

B.    La vacance définitive

La vacance définitive de la fonction du Président de la République peut être définie comme étant l’incapacité pour le Président de la République de continuer à exercer ses fonctions à la tête de l'Etat de façon normale et ce notamment, en cas de décès, de démission ou d’incapacité totale. Bien évidemment, à partir du moment où le Chef de l’Etat se trouve dans l’une de ses hypothèse se pose la question de l’intérim de la fonction présidentielle. Cette question de la personnalité appelée à exercer l'intérim de la Présidence de la République a occupé une place importante de l'histoire constitutionnelle tunisienne et a été l’objet de plusieurs modifications de la Constitution de 1959.
1.     B. Sous l’empire de la Constitution de 1959
En effet, le texte initial de la Constitution prévoyait que c’est l'un des membres du Gouvernement qui est chargé d’assurer l’intérim les fonctions de Chef de l'Etat. L’article 51 prévoyait en effet que : « En cas de vacance par décès, démission ou empêchement absolu, les membres du Gouvernement désignent l'un d'entre eux pour assurer provisoirement l'intérim des fonctions de Président de la République et adressent sans délai au président de l'Assemblée Nationale l'acte de désignation.
L'Assemblée nationale se réunit, sur convocation de son président, de plein droit au cours de la cinquième semaine depuis la vacance, afin d'élire le nouveau Président de la République parmi les candidats remplissant les conditions prévues à l'article 39 et pour le reste du mandat ».
Ce choix a été remis en cause par le Président Bourguiba lui-même. Sa réflexion sur sa propre succession démarra dès 1964 alors que le « Combattant suprême » avait soixante et un ans. Exprimant toute sa crainte et son appréhension quant à sa succession, il proposa de confier au Comité central du Parti socialiste destourien la mission de choisir le nouveau Président. Cette solution a été proposée par Bourguiba, lors du septième Congrès du Parti socialiste destourien tenu à Bizerte en 1964 : « Nous avons un Comité central pour tenir le rôle de vigile... On pourra pleurer Bourguiba [...] Mais l'État doit continuer [...] et c'est en cela qu'apparaît le rôle du Comité central. Il doit désigner le nouveau président et le proposer au Bureau politique. L'accord doit se faire sur l'un de ses membres ou sur toute autre personne ». Cette solution fera long feu. Bourguiba s'est rendu compte de sa lourdeur. Le Comité central est un organe difficile à réunir, composé de membres élus et de membres de droit et dont la cohésion n'est pas certaine.
Pour cette raison, Bourguiba préconisa en 1966 une nouvelle formule, obéissant à la même logique mais moins lourde et plus efficace à ses yeux. Évoquant de nouveau le problème de la succession, le 26 avril 1966, il fit de nouveau part de ses appréhensions et de ses craintes et proposa une nouvelle formule : « À travers l'histoire elle (la Tunisie) a offert le spectacle d'un pays sans cesse déchiré par des révoltes, des luttes fratricides et des soulèvements suivis de répressions sanglantes. Même pendant les périodes réputées florissantes, telles celles des Aghlabites ou des Fatimides, elle a connu des moments de grand désarroi. L'anarchie a toujours sévi à l'état endémique : qu'une crise survint et le pays sombrait. Ce fut le cas à la fin de la dynastie des Hafsides, au cours de la domination turque, de même qu'à l'événement de la dynastie husseinite dont deux branches rivales se disputèrent le pouvoir dans des luttes sans merci ». Faisant allusion aux événements de 1955 consécutifs à la signature des accords franco-tunisiens du 3 juin sur l'autonomie interne Bourguiba rappela nue « la subversion yousséfiste a failli emporter l'Etat tunisien qui venait de naître et qui était le fruit de trente ans de lutte ». S'agissant de sa succession. Bourguiba n'hésita pas à rappeler ces vieux démons et à souligner le danger de voir qu'un homme « atteint de myopie intellectuelle » ne provoque « une guerre civile afin d'accéder à la charge suprême ». Pour conjurer tous ces dangers. Bourguiba invente une nouvelle instance le Conseil de la République. Ce Conseil est un organe restreint composé des membres du gouvernement et du Bureau politique du Parti socialiste destourien. Cette proposition eut un début d'existence juridique puisque le Président déposa le 26 juin 1966 un projet de révision de l'article 51 de la Constitution adopté en première lecture et en deuxième lecture par l'Assemblée nationale. Mais entre les deux lectures, Bourguiba eut son premier accident cardiaque (14 mars 1967) et a dû, face aux remous provoqués par sa maladie au sein de la classe politique, opposer son veto à son propre projet, en l'abandonnant au profit d'une solution moins risquée, plus automatique et plus personnalisée. Dès son rétablissement, Bourguiba s'étant rendu compte de l'urgence u problème, décida de changer fondamentalement de conception. Dans un discours du 28 janvier 1968, il annonça sa nouvelle orientation : « Avant notre prochaine réunion vous serez saisi d'une proposition garantissant le fonctionnement de l'État en cas de vacance de la présidence de la République. La personne qui en sera chargée est désignée par le Président de la République. Elle sera connue à l'avance. Ce sera le premier collaborateur du Chef de l'État». Sitôt le choix du Président définitivement arrêté pour « une succession immédiate, automatique », l'Assemblée nationale fut saisie, le 29 novembre 1969, d'un projet de loi constitutionnelle confiant la succession a Premier ministre, fonction créée le 7 novembre 1969. La loi fut adoptée en première lecture par l'Assemblée nationale le 29 décembre 1969 et promulguée sous forme de « loi constitutionnelle portant modification de article 51 de la Constitution » le 31 décembre par le Premier ministre, le chef de l'État étant absent, depuis le 17 novembre, du territoire national, pour des raisons de santé. Ainsi, la révision de la formule de succession sur laquelle la réflexion présidentielle a duré plus de cinq ans s'est réalisée moyennant une « cascade d’inconstitutionnalités » (Ladhari, 1969-70 : 111, 138), en un temps record et dans une conjoncture critique de vacance du pouvoir. Malgré la consécration constitutionnelle de la formule de la succession immédiate et automatique par le Premier ministre, le débat ouvert sur la meilleure formule de succession ne sera cependant pas clos. Dès son retour en Tunisie, en juin 1970, complètement rétabli, et voulant dépasser les conséquences de la crise de 1969, le Président Bourguiba appelle dans le célèbre discours du 8 juin 1970 à repenser l'agencement institutionnel du régime tunisien et repose le problème de la succession. Une commission supérieure du PSD remplace le bureau politique et Bourguiba. La Commission supérieure du Parti avait entre autres tâches de proposer un projet de révision de la Constitution et c’est ainsi qu'elle envisagea deux formules démocratiques de succession. Dans son rapport transmis au Président, le 15 octobre, la Commission supérieure du Parti remet en cause le choix présidentiel de la succession automatique par le Premier ministre et envisage deux formules obéissant à une logique démocratique. La première solution préconisée suggère de charger le Président de l'Assemblée nationale de l'intérim en attendant l'élection d'un nouveau Président. La deuxième solution préconise la création d'un poste de Vice-président élu en même temps que le Président et à qui serait confiée, de droit, la présidence de la République. Les deux propositions de la Commission étaient révélatrices de la guerre de succession engagée au sein du Parti et du gouvernement. Sans désavouer explicitement la Commission, Bourguiba laissa comprendre qu'aucune des solutions envisagées n'emportait sa conviction : « Souvenez-vous toujours que ce bel édifice resplendissant que j'ai bâti et qui se distingue par la cohésion de ses éléments, la qualité de ses cadres et le prestige de son audience dans le concert des nations, reste fragile et peut s'effondrer à la suite d'une fausse manœuvre ou d'une erreur d'appréciation. Les rivalités pour la conquête du pouvoir, les haines partisanes et la passion politique quand elles sont déchaînées, finissent par saper l'autorité de l'État et ternir son prestige [...] Peut-être y a-t-il des hommes à l'affût dont le but est d'accéder à cette charge (la présidence de la République). Que vois-je ? On se livre à des subtils calculs. On verse dans la démagogie, on suppute les chances de tel ou tel postulant, on tient compte de l'âge de l'un, de la maladie de l'autre ». Malgré la fin de non-recevoir opposée par le Président aux conclusions de la Commission supérieure du Parti, un nouveau projet de révision de la Constitution est présenté à l'Assemblée nationale, le 9 février 1971, encore une fois en l'absence du Chef de l'État du territoire national. Mais de retour en Tunisie, le Chef de l’Etat retire du projet soumis à l’Assemblée plusieurs dispositions dont celle relative à sa succession et consacre définitivement le choix de la succession par le Premier ministre : « En cas de vacances de la Présidence de la République par décès, démission ou empêchement absolu, le Premier Ministre est immédiatement investi des fonctions de Président de la République pour la période qui reste à courir du mandat présidentiel. Il adresse en l’objet un message au président de l’Assemblée Nationale. Il prête le serment constitutionnel prévu à l’article 41 devant l’Assemblée Nationale, ou à défaut, devant le bureau de l’Assemblée Nationale ou devant le Président de l’Assemblée Nationale ».
Après l’octroi de la présidence à vie au président Habib Bourguiba en vertu de la loi constitutionnelle n° 75-13 du 19 mars 1975 , l'article en question a subi une nouvelle révision pour prévoir qu'en « En cas de vacances de la Présidence de la République  pour cause de décès, démission ou empêchement absolu, le Premier Ministre est immédiatement investi des fonctions de Président de la République pour la période qui reste de la législature en cours de l’Assemblée Nationale».
En vertu de la révision constitutionnelle du 25 juillet 1988[12], « En cas de vacance de la Présidence de la République pour cause de décès, démission ou empêchement absolu, le Président de la Chambre des Députés est immédiatement investi des fonctions de Président de la République par intérim pour une période variant entre 45 jours au moins et 60 jours au plus ». La révision du premier juin 2002[13] est venue modifier de nouveau l’article 57 en introduisant le Conseil constitutionnel comme organe de constatation et de déclaration de la vacance définitive : « En cas de vacance de la Présidence de la République […], le Conseil Constitutionnel se réunit immédiatement et constate la vacance définitive à la majorité absolue de ses membres. Il adresse une déclaration à ce sujet au Président de la Chambre des Conseillers et au Président de la Chambre des Députés qui est immédiatement investi des fonctions de la Présidence de l’Etat par intérim, pour une période variant entre quarante-cinq jours au moins et soixante jours au plus. Si la vacance définitive coïncide avec la dissolution de la Chambre des Députés, le Président de la Chambre des Conseillers est investi des fonctions de la Présidence de l’Etat par intérim et pour la même période ».
2.     B. Sous l’empire de la Constitution de 2014
Désormais, la Constitution du 27 janvier 2014, prévoit dans son article 84 qu' « en cas de vacance provisoire de la fonction de Président de la République pour des motifs qui rendent impossibles la délégation de ses pouvoirs, la Cour Constitutionnelle se réunit sans délai et constate la vacance provisoire, le Chef du Gouvernement remplace le Président de la République. La durée de la vacance provisoire ne peut excéder soixante jours ».
Cependant, en cas de vacance définitive de la fonction du président de la République, le président de l'Assemblée des Représentants du peuple assure les fonctions du Président de la République (conformément aux conditions annoncées à l'article 84/2) pour une période variant entre 45 et 90 jours.
Conformément à l'article 86 de la Constitution, et en cas de vacance provisoire ou définitive, le Président de la République par intérim exerce les fonctions présidentielles. Il ne peut prendre l'initiative d'une révision de la Constitution, recourir au référendum ou dissoudre l'Assemblée des Représentants du peuple.
Durant son histoire constitutionnelle post indépendance la Tunisie a connu trois cas de vacance définitive de la Présidence de la République. Cependant, si dans les trois cas la dévolution du pouvoir a eu lieu sans heurts ni violence, aucune d’entre elles ne s’est passée sans soulever des problèmes constitutionnels.
C.   Les cas de vacance définitive de la présidence de la République

1.     C. La vacance pour sénilité supposée (1987)
Le 7 novembre 1987, le Président Habib Bourguiba, Président de la République depuis 1957, proclamé en 1975 Président à vie, a été déclaré « définitivement empêché » d’assumer ses responsabilités à la tête de l’Etat. A l’époque, l’article 57 de la Constitution était totalement silencieux sur l’autorité chargée de constater et de déclarer un tel empêchement. Il se contentait de prévoir que « le Premier Ministre est immédiatement investi des fonctions de Président de la République pour la période qui reste à de la législature en cours de la Chambre des députés » et qu’il « adresse en l’objet un message au Président de la Chambre des députés ».
Interprétant ce texte lacunaire à sa manière, le Premier ministre en poste ce jour-là, Zine El Abidine Ben Ali, intima l’ordre au Procureur général de la République de réquisitionner sept médecins hospitalo-universitaires. Ramenés d’urgence au siège du ministère de l’intérieur, ils y rédigèrent un rapport, sans toutefois avoir procédé à un examen du patient concerné. Dans le rapport, ils attestaient qu’ « après concertation, discussion et évaluation, nous constatons que son état de santé (le Président Habib Bourguiba) ne lui permet plus d’exercer les fonctions inhérentes à sa charge ». Se fondant sur ce rapport, le Premier ministre, dans une déclaration lue, tôt le matin, à la radio nationale, s’est investi des fonctions de Président de la République. En même temps le Président Bourguiba était évacué du palais de Carthage vers une résidence présidentielle sise à Mornag. L’après-midi même, le nouveau Président prêta serment devant la Chambre des députés et relut solennellement la désormais célèbre déclaration du 7 novembre.
Personne, ni parmi les juristes, ni parmi les politiques, ni parmi les journalistes, ni les puissances étrangères n’eut à critiquer la manière de dévolution du pouvoir le 7 novembre 1987. Tous les commentateurs et observateurs ont relevé la lacune de l’article 57 de la Constitution et ont généralement positivement apprécié la précaution, juridiquement non prévue, dont s’était entourée le Premier ministre.
Beaucoup plus tard, l’expression « coup d’Etat médical » a été utilisée pour qualifier le 7 novembre 1987.
2.     C. La vacance pour fuite du Président de la République (2011)
Le départ impromptu de  l'ancien président du pays, le 14 janvier 2011[14], après les troubles graves qu’a connus le pays depuis le 17 décembre 2011, sans préparation préalable ni coordination, a surpris tout le monde, y compris les plus hautes autorités publiques de l'époque, notamment le Premier ministre et les présidents des deux assemblées législatives, la Chambre des députés et la Chambre des conseillers.  La surprise a été telle qu’elle a conduit à un état d'agitation constitutionnelle clairement perceptible dans la courte allocution télévisée lue, le 14 janvier 2011 au soir, par le Premier ministre, entouré par le Président de la Chambre des députés, d'une part, et le président de la Chambre des conseillers, d'autre part. Dans cette déclaration, M. Mohamed Ghannouchi a déclaré qu'« en conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Constitution, j'assume temporairement la responsabilité du leadership du pays en ces temps difficiles pour aider à rétablir la sécurité»». Or, d’’après l’article 56 : « En cas d'empêchement provisoire, le Président de la République peut déléguer par décret ses attributions au Premier ministre à l'exclusion du pouvoir de dissolution de la chambre de députés ».
Tout de suite, il est apparu que le cadre juridique retenu était totalement inadéquat et que le recours à cet article 56 avait eu vraisemblablement lieu pour parer au plus pressé, en attendant d’y voir plus clair, afin d’éviter une éventuelle vacance du pouvoir, voire un effondrement de l’Etat qui aurait été extrêmement grave. Certains iront même jusqu’à prêter au Premier ministre, Ghannouchi, l’intention délibérée de laisser la porte ouverte à un retour de Ben Ali. Ils qualifieront ce subterfuge de « forfaiture »[15]. Aussi l’article 56 a-t-il été immédiatement abandonné au profit de l’article 57 sur la vacance du Président de la République pour cause de décès, de démission ou d’empêchement absolu.
Le lendemain matin du départ de Ben Ali, c’est-à-dire, le 15 janvier 2011, une solution autre devait être trouvée. En effet, le Conseil constitutionnel a été saisi par le Premier ministre pour l’informer de la vacance de la présidence de la République. Dans une déclaration datée du 15 janvier 2011, Le Conseil Constitutionnel affirme :
« Après lecture de la lettre qui lui a été adressée par le Premier ministre, en date du 15 janvier 2011;
Après avoir pris connaissance des dispositions de l'article 57 de la Constitution concernant la vacance de la Présidence de la République ;
Attendu qu'il ressort de ladite lettre que le Président Zine El Abidine Ben Ali a quitté le pays sans déléguer ses pouvoirs au Premier ministre conformément aux dispositions de l'article 56 de la Constitution ;
Attendu qu'il n'a pas présenté sa démission de ses fonctions à la tête de l'Etat ;
Attendu que le départ s'est déroulé dans les circonstances actuelles qui prévalent dans le pays et après avoir décrété l'état d'urgence ;
Attendu que l'absence du président la République de cette façon l'empêche d'exercer pleinement ses fonctions, ce qui représente un cas d'empêchement absolu à l'exercice de ses fonctions, en vertu de l'article 57 de la Loi fondamentale ;
Déclare :
- Premièrement : la vacance définitive au poste de Président de la République.
- Deuxièmement : les conditions constitutionnelles sont remplies pour que le président de la Chambre des députés assume immédiatement les fonctions de président de la république par intérim.
Les présidents de la chambre des députés et de la chambre des conseillers sont tenus informés de cette déclaration.
Cette Déclaration sera publiée dans le Journal Officiel de la République Tunisienne (JORT».
Ainsi, s’ouvrait une première période transitoire « constitutionnelle » régie par l’article 57 de la constitution. Elle devait durer, comme le prévoit le texte, soixante jours, mais Il ne faisait aucun doute que le régime de l’article 57 était peu adapté à la situation d’effervescence révolutionnaire que traversait le pays. L’intérim, limité à une période de 45 à 60 jours, devait se clore normalement le 15 mars 2011, au plus tard par l’organisation d’élections présidentielles. Par ailleurs, si le Président par intérim disposait des attributions normalement dévolues au Président de la République, il n’avait cependant pas la plénitude des compétences présidentielles, puisqu’il ne pouvait pas recourir au référendum, ni démettre le gouvernement, ni dissoudre la Chambre des députés, ni prendre les mesures exceptionnelles nécessitées par les circonstances (Art.46)[16]. Au cours de cette période, il ne pouvait de même pas y avoir ni modification de la constitution, ni présentation d’une motion de censure ; seulement l’organisation d’élections présidentielles. Or, il était clair et largement admis, en vertu d’un accord tacite entre les différentes forces politiques, que l’article 57 ne pouvait pas être scrupuleusement respecté et que surtout, les élections présidentielles ne pouvaient pas avoir lieu dans le délai constitutionnel maximum de 60 jours. Ainsi, la date du 24 juillet fut avancée pour ces élections. Cependant, la formation, le 17 janvier 2011, du nouveau gouvernement, dit d’unité nationale, dans lequel figuraient plusieurs personnalités ayant occupé auparavant des postes au sein du gouvernement ou du parti au pouvoir (le RCD) provoqua la colère populaire et donna lieu, à partir du 20 février, à un mouvement de contestation, dénommée « la Kasbah II » avec occupation de la place du gouvernement à Tunis, réclamant, entre autre, l’élimination de tous les destouriens et une nouvelle constitution. Le 28 février, le Premier ministre, malgré un remaniement de son gouvernement, le 27 janvier 2011, et face à la persistance du mouvement de contestation, dû démissionner. Un nouveau Premier Ministre, en la personne de M. Beji Caïd Essebsi était pressenti. Le 3 mars 2011, le Président par intérim annonça la nouvelle feuille de route, c'est-à-dire, le renoncement à l’élection présidentielle et l’organisation d’élections d’une assemblée nationale constituante. Le 7 mars, le nouveau gouvernement, formé de technocrates, entra en fonction et le 15 mars un nouveau texte portant organisation provisoire des pouvoirs publics entra en vigueur scellant ainsi l’enterrement de la Constitution du 1er juin 1959[17].
L’enterrement de la Constitution a été précédé par la mise en veilleuse des organes législatifs dont la composition politique devenait totalement en déphasage avec la nouvelle donne révolutionnaire. En effet, par la loi n° 05 – 2011 du 09/02/2011 prise sur la base de l’article 28 de la constitution, à la suite de deux séances pathétiques de la chambre des députés et de la Chambre des conseillers, le Président de la république par intérim recevait une délégation quasi générale du pouvoir législatif[18]. Ainsi en consentant malgré elles à se dépouiller du pouvoir législatif au profit du chef de l’Etat par intérim, les deux chambres signaient leur fin.
3.     C. La vacance pour cause de décès du Président de la République (2019)
Le 25 juillet 209, jour de la commémoration de la proclamation de la République, un communiqué de la Présidence de la République publié en début de matinée annonçait le décès du Président Béji Caïd Essebsi, hospitalisé tôt le matin même.
A peine deux heures après cette annonce qui plongea le pays dans un état de stupeur et de grande tristesse, le bureau de l’ARP était réuni, conformément à l’article 84 de la Constitution pour la prestation de serment de son Président devenu illico presto Président de la République par intérim pour une période minimale de 45 jours et maximale de 90 jours.
Encore une fois, la succession se passait sans heurts, ni contestation, ni violence. La prestation de serment intervint devant le bureau de l’ARP et non devant l’assemblée plénière vu que l’Assemblée était en vacance et qu’il fallait procéder très vite. La convocation de l’ARP en session extraordinaire aurait pris quelques heures.
Lors de la prestation de serment, le Président intérimaire a fait trois références :
-       Il s’est d’abord référé aux articles 84 et 85 de la Constitution qui constituent le fondement constitutionnel de la dévolution de la fonction présidentielle au Président de l’ARP.
-       Il s’est référé ensuite au certificat de décès établi par le médecin ou les médecins ayant constaté le décès. Ce document nécessaire a été sûrement communiqué à l’ARP faute d’existence de l’organe constitutionnellement habilité à constater juridiquement et à déclarer la vacance, à savoir la Cour constitutionnelle.
-       Enfin, il s’est référé à une communication (إعلام) du président de l’IPCCPL, qui confirme (يقرُّ) la vacance définitive du poste de Président de la République.
Cette dernière référence mérite qu’on s’y arrête quelque peu. En effet, et comme signalé plus haut, il appartient à la Cour constitutionnelle de constater et de déclarer la vacance définitive. Or, cette Cour, qui devait être mise en place dans « un délai maximum d’un an à compter de la date des élections législatives » n’a toujours pas vu le jour, l’ARP ayant échoué à désigner les trois membres qu’il lui restait à élire. Face à ce vide institutionnel, le Président de l’ARP a, semble-t-il jugé nécessaire de s’entourer de cette précaution pour, certainement, couper court à tout doute quant à la régularité de la succession malgré l’impossibilité matérielle de saisine de la Cour constitutionnelle.
Il reste que le recours à l’IPCCPL dont nous ne discutons ni l’opportunité ni l’utilité, ne s’imposait pas constitutionnellement. En effet, l’IPCCPL, bénéficie d’une compétence d’attribution strictement limitée au contrôle de la constitutionnalité des projets de loi, compétence qu’elle tire de l’article 148 (7) de la constitution et de la loi organique n° 14 - 2014 du 18 avril 2014. Le constituant et le législateur organique n’ont attribué à l’Instance qu’une seule et unique compétence de la future Cour constitutionnelle. L’IPCCPL aurait pu se déclarer incompétente ratione matrae et s’abstenir de déclarer la vacance définitive de la présidence de la République. Il reste que cela n’entache nullement la régularité du processus de succession et la période transitoire qui s’en est suivie. Rappelons, que lors de la première hospitalisation du Président Caïd Essebsi, le 27 juin 2019, les propositions les plus invraisemblables ont été présentées, surtout qu’au même moment, le Président de l’ARP était lui-même souffrant et a dû regagner son bureau du Bardo en toute urgence pour parer à toute tentative de contournement des textes constitutionnels. Le Président de l’ARP a opté pour la solution la moins controversée et la plus souple et a pu ainsi prendre immédiatement ses fonctions de Président de la République par intérim.
Ainsi, la vacance définitive de la Présidence de la République consécutive au décès du Président Béji Caïd Essebsi a ouvert la voie à un nouveau processus électoral présidentiel anticipé venu se greffer sur le processus électoral en cours déclenché le 5 juillet 2019, suite à la signature et à la promulgation par le Président défunt, du décret n° 111 - 2019 portant convocation du corps électoral à des élections législatives et présidentielles[19].
II.          Aspects politiques
La vacance définitive de la Présidence de la République a pour effet immédiat l’ouverture d’une période transitoire, d’une durée minimale de 45 jours et maximale de 90 jours. Durant cette période, d’une part, le Président par intérim n’exerce pas la plénitude des attributions présidentielles et, d’autre part des élections présidentielles anticipées.
Cette circonstance exceptionnelle a eu pour conséquence le chamboulement du calendrier électoral (A) et de prendre de court les forces politiques (B).
A.    Le chamboulement du calendrier électoral
Par décret présidentiel n° 111 - 2019, le corps électoral a été convoqué pour des élections législatives et présidentielles. En vertu de ce décret, la date des élections législatives a été fixée au 6 octobre 2019 sur le territoire national et aux 4, 5 et 6 octobre 2019 pour les Tunisiens à l’étranger.
Le même décret fixait le premier tour des élections présidentielles au 17 novembre 2019, sur le territoire national, et aux 15 et 16 novembre 2019 pour les Tunisiens à l’étranger.
Ce calendrier prenait en considération ce qui a été fait en 2014, suite à la décision prise par le Dialogue national de 2013[20], d’organiser d’abord les élections législatives et de les faire suivre d’élections présidentielles. Pour rappel, les premières élections organisées sous l’empire de la Constitution de 2014, ont eu lieu le 26 octobre 2014 pour les législatives et le 23 novembre et 21 décembre 2014 pour les présidentielles. Le choix d’organiser les législatives en premier a été imposé, au sein du Dialogue national, par les partis qui n’avaient pas l’intention de présenter de candidats aux élections présidentielles (cas d’Ennahdha) ou encore qui savait que leur présence lors de ces élections serait strictement symbolique (Al Moubadara, Ettakattol, Front populaire, etc.). Ces partis craignaient, notamment, que l’organisation des élections présidentielles avant les élections législatives n’ait un effet sur le choix des députés et que la victoire aux présidentielles n’amplifie le score du parti du candidat victorieux.
Ainsi, le cours normal des élections de 2019, devait suivre la voie de 2014. Cependant, le décès du Président Caïd Essebsi, à peine vingt jours après la publication du décret présidentiel portant convocation du corps électoral, a imposé l’avancement de la date des élections présidentielles, devenues élections présidentielles anticipées, et, par conséquent, l’inversion des séquences électorales et le chamboulement du calendrier électoral.
En effet, le jour même de l’annonce du décès du Président Caïd Essebsi, et alors même que le Président par intérim prêtait le serment constitutionnel, l’ISIE proposait un nouveau calendrier caractérisé en plus de ce qui a été déjà mentionné, par un chevauchement entre le processus présidentiel et le processus législatif[21].
Sur la base de ce calendrier, le Président par intérim promulgua le 31 juillet 2019, un décret présidentiel entérinant le calendrier de l’ISIE[22]. En vertu de ce décret, qui annule et remplace le décret n° 2019 – 111, le corps électoral était convoqué pour des élections présidentielles anticipées pour le 15 septembre 2019, sur le territoire national et pour les 13, 14 et 15 septembre 2019, pour les Tunisiens à l’étranger.
Quant au deuxième tour, il devait avoir lieu au courant des 15 jours suivant la proclamation des résultats définitifs du premier tour par l’ISIE[23].
Le calendrier électoral défini par l’ISIE n’a pas manqué de soulever des problèmes. En effet, entre les deux tours des élections présidentielles, allait démarrer la campagne des élections législatives[24], élections dont la date[25] n’a pas été révisée suite à l’avancement des dates des élections présidentielles.
Dans sa communication à ce colloque, mon collègue Walid Larbi reviendra sans doute sur les problèmes de chevauchement entre les deux élections et notamment sur le respect du silence électoral.
B.    Des forces politiques prises de court
Concentrés sur la préparation des élections législatives qui devaient se tenir le 6 octobre 2019, soit un mois avant la date initialement prévue pour les élections présidentielles (17 novembre 2019), les partis politiques et autres formations ont été pris de court par l’avancement de la date des élections présidentielles, par la soudaineté de son processus et par l’inversion du calendrier électoral suite au décès du Président Caïd Essebsi.
Comme suite à la rapidité des délais, les forces politiques ont présenté des candidats aux présidentielles en ordre dispersés sans aucune concertation et sans aucune étude préalable des stratégies électorales à adopter à la lumière notamment des sondages d’opinion qui laissaient prévoir avant même le décès du Président l’émergence de personnalités dites « hors système » dont notamment les deux premiers classés à la suite du premier tour les candidats Kaïs Saied et Nabil Karoui.
Des candidats inattendus, voire folkloriques, se sont ainsi déclarés d’où un menu électoral totalement surprenant. Dans un premier temps, nous avons assisté à une véritable banalisation du processus dans la mesure où plus d’une centaine de candidatures ont été déposées auprès de l’ISIE. Il s’en est ressenti auprès de l’opinion publique un profond malaise exprimé au niveau des sondages d’opinion par un fort taux d’intention d’abstention. On craignait d’enregistrer des taux de participation aussi dérisoires que ceux réalisés lors des élections municipales du 6 mai 2018[26].
Enfin de compte, l’ISIE ne retint que 26 candidats ont été définitivement retenus. Plusieurs candidats appartenant à une même tendance politique se sont concurrencés[27] ce qui a largement contribué à leur défaite et à la victoire du candidat « hors système ».
A cette mauvaise appréciation de l’enjeu politique des élections présidentielles manifesté par le foisonnement des candidatures, s’est greffé le problème de l’arrestation et l’incarcération de l’un des principaux candidats donné par les sondages d’opinion comme l’un des favoris du premier tour. En effet, le 23 août 2019, et en vertu d’un mandat d’arrêt émis par la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Tunis, le candidat Nebil Karoui, par ailleurs propriétaire d’une des principales chaînes de télévision privée du pays, est arrêté dans le cadre d’une accusation qui remonte à 2016, pour blanchiment d’argent.
La campagne électorale pour le premier tour se passe en son absence, mais son fantôme place sur la scène politique. L’arrestation est quasi unanimement dénoncée, y compris par plusieurs adversaires du candidat, et l’Association des magistrats tunisiens ne manque pas de demander au Conseil supérieur de la magistrature d’ouvrir une enquête sur les conditions de l’émission du mandat de dépôt contre le candidat Karoui et son frère. Le Président de la République par intérim lui-même exprime publiquement dans un message au peuple tunisien son souhait de voir l’égalité des chances des candidats préservée pour la réussite du processus électoral. De plus, des observateurs étrangers, notamment la Mission d’observation électorale de l’Union européenne appelle « les autorités tunisiennes à prendre les mesures nécessaires afin de permettre à tous les candidats, dont M. karoui, de mener une campagne dans le respect du principe d’égalité des chances ».
Récoltant 15,58% des suffrages exprimés le candidat absent – présent se qualifie au deuxième tour. La campagne électorale pour le deuxième tour commence sans lui. Il n’est libéré que deux jours avant la fin de la campagne électorale. Le 11 octobre, il participe au débat entre les deux candidats finalistes organisé par la télévision tunisienne avec une prestation médiocre.
Les sondages à la sortie des urnes révélés à 20 heures donnent au candidat Kaïs Saied une victoire écrasante avec plus de 70% des suffrages exprimés. Suite à l’annonce officielle des résultats définitifs des élections, Kaïs Saied devient le deuxième président de la République démocratiquement élu depuis l’entrée en vigueur de la Constitution du 27 janvier 2014. Une fois investit, il demande au parti politique ayant recueilli le plus de sièges à l’ARP de lui proposer le candidat pour la formation du gouvernement. Le 15 novembre 2019, M. habi Jemli, candidat du parti Ennahdha à la présidence du gouvernement est officiellement chargé, en vertu de l’article 89 § 4 de la Constitution, de former le gouvernement. Le 10 janvier 2020, il n’arrive pas à obtenir la confiance de l’ARP. Le Président de la République passe à l’application de l’article 89 § 4. Il charge le 20 janvier 2020, M. Elyes Fakhfakh, jugée par le Président comme la personne la plus apte, de former le gouvernement. Alors que le gouvernement devait être annoncé officiellement le 15 février 2020, le Parti Ennahdha décide de ne pas lui accorder la confiance s’il la demande à l’ARP. Malgré ce volte-face d’Ennahdha, le Président de la République et le chargé de former le gouvernement décide de ne pas s’avouer vaincus et décident de prolonger les tentatives de former le gouvernement jusqu’à ce jour 20 février 2020. Entre temps une bataille d’interprétation des textes constitutionnels s’engage. Le Parti Ennahdha menace de recourir à l’article 97 de la Constitution et de présenter une motion de censure contre le gouvernement en place (gouvernement Chahed). Le Président de la République tranche le débat et estime que seul l’article 89 est applicable à l’exclusion de tout autre article. Le verdict est tombé le 19 février 2020 au soir (quelques heures avant l’ouverture de ce colloque), mais ça sera là l’objet d’une autre journée d’étude.







[1] 25 juillet 1957 – 7 novembre 1987.
[2] BEN ACHOUR (Rafaâ). « La succession de Bourguiba », in DIOP (Moamar-Comba) & DIOUF (Mamadou), Les Figures du politiques en Afrique, des pouvoirs hérités aux pouvoirs élus, Paris – Dakar, Karthala – Codesria, 1999, pp : 217 – 243.
[3] « « Il ne sera pas facile de remplacer un homme comme moi. Sur le plan sentimental, il y a entre le peuple tunisien et moi quarante ans de vie passés ensemble, de souffrances subies en commun, ce qui n’existera pas avec celui qui viendra après moi. » (1972)
[4] Discours prononcé à la séance plénière du VIIème Congrès du Néo-Destour tenu à Bizerte du 19 au 22 mai 1964.
[5] Loi constitutionnelle n° 69-63 du 31 décembre 1969, Cf. LADHARI (Mohamed), « La révision de l’article 51 de la Constitution tunisienne de 1959 », Revue tunisienne de droit, 1970, pp : 111 – 138.

  [6] HOUPERT (Pierre) « Tunisie : le 7 novembre 1987, le coup d’État ‘’ médical ‘’ de Ben Ali », https://www.jeuneafrique.com/370235/politique/jour-7-novembre-1987-coup-detat-medical-de-ben-ali/

[7] Loi constitutionnelle n° 76-37 du 8 avril 1976.
[8] Cf. Décret n° 69 – 407 du 17 novembre 1969 chargeant le Premier ministre de la direction des affaires de l’Etat.
[9] Cf. Décret n° 69 – 400 du 7 novembre 1969 portant création du Premier ministère et en fixant les attributions.
[10] Loi constitutionnelle n° 88-88 du 25 juillet 1988.
[11] Frédéric Bobin et Mohamed Haddad, « Tunisie : un policier tué et huit blessés dans deux attentats-suicides à Tunis revendiqués par l’EI ». Le Monde, 27 juin 2019.

[12] Loi constitutionnelle n° 88-88 du 25 juillet 1988.
[13] Loi constitutionnelle n° 2002-51 du 1er juin 2002.
[14] Le Premier Ministre Béji Caïd Essebsi a parlé à propos de la fuite de Ben Ali de « désertion » en raison du grade de Ben Ali dans l’armée tunisienne (général de brigade). Cf. Conférence de presse du 5 mars 2011.
 [15] C’est le cas du Doyen Sadok Belaïd interrogé par la chaîne satellitaire Al Jazira le soir même du 14/01/2011.
[16] Le14/01/2011, l’état d’exception accompagné d’un couvre-feu a été décrété.
[17] Décret-loi n° 14 du 23 mars 2011, JORT n° 20 du 25 mars 2011, pp. 363
[18] La loi habilitait le chef de l’Etat par intérim à prendre des décrets-lois dans les domaines suivants :
- l’amnistie générale, les droits de l’homme et les libertés fondamentales,
- le système électoral, la presse, l’organisation des partis politiques, les associations et les organisations non gouvernementales,
- la lutte contre le terrorisme,
- le développement économique, la promotion sociale, les finances et la fiscalité,
- la propriété, l’éducation et la culture,
- la lutte contre les fléaux et calamités,
- les conventions internationales relatives aux engagements financiers de l’Etat, les conventions internationales dans les domaines du commerce, de la fiscalité, de l’économie et des investissements, les conventions internationales relatives au travail et au secteur social, les conventions internationales relatives aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales
[19] JORT n° 54 du 5 juillet 2019.
[20] M’RAD (Hatem), Le dialogue national en Tunisie, Tunis, Nirvana, 2015.
[21] Arrêté n° 2019 – 20 du 25 juillet 2019.
[22] Décret présidentiel n° 122 - 2019 du 31 juillet 2019. JORT n°62 du 02/08/2019.
[23] Le deuxième tour eut lieu le 13 octobre 2019, sur le territoire national et les 11, 12 et 13 octobre pour les Tunisiens à l’étranger.
[24] Le 14 septembre 2019.
[25] Le 26 octobre 2019.
[26]  Abstention : 3 455 604, soit : 64,35% ; Participation : 1 914 239 soit : 35,65%
[27] 8 des 26 candidats retenus appartenaient directement ou étaient des sympathisants de Nidaa Tounes : Nabil Karoui (15,58%), Youssef Chahed (7,38%), Mohsen Marzouk (0,22%), Selma Elloumi (0,15%), Neji Jelloul (0,21%), Saïd Aidi (0,30%) et Abdelkerim Zbidi (10,73%).