lundi 15 juillet 2013

La déposition du Président Morsi entre légalité constitutionnelle, légitimité révolutionnaire et coup d'Etat

La déposition du Président égyptien Mohamed Morsi, le 3 juillet 2013, pose pour les juristes, dans des termes nouveaux, la question récurrente de la distinction entre légalité et légitimité, notions que la terminologie arabe confond très souvent en opérant un amalgame peu innocent entre « charîiya » (شرعية) et « machrouîiya » (مشروعية). La question se complique lorsqu'elle se trouve confrontée à un mouvement populaire et à une intervention militaire. Légalité et légitimité Pour être précis, et afin de trouver une qualification juridiquement et politiquement acceptable de la situation qui a prévalu en Egypte le 3 juillet 2013, il y a lieu de définir avec précision les deux notions de légalité et de légitimité. Par légalité, nous désignons la qualité de ce qui est conforme à la loi lato sensu, c'est-à-dire ce qui est conforme au droit dans ses deux aspects formel (procédural) et matériel (substantiel). La conséquence d'une telle assertion est que la règle inférieure doit être conforme à la règle supérieure, la règle individuelle doit être conforme à la règle générale, etc. Notion de droit administratif, la légalité a été étendue au champ constitutionnel. C'est ainsi qu'on parle de légalité constitutionnelle et plus précisément de constitutionnalité. La légalité ne peut exister sans la légitimité qui la renforce. Les actes d'un organe illégitime sont ipso facto illégaux, quand bien même ils seraient formellement conformes au droit. De ce fait, la légitimité se réfère au fondement de l'autorité et comporte à la fois une dimension juridique et une dimension éthique. La légitimité politique renvoie à une sorte d'accord tacite conclu entre gouvernants et gouvernés, titulaires initiaux de la souveraineté, en vertu duquel les gouvernants exercent l'autorité dans le but de la réalisation du bien commun ou des aspirations du peuple. Dans les systèmes démocratiques, la légitimité est généralement conférée par les élections, ce qui permet de faire coïncider les deux notions de légalité et de légitimité. A ce niveau, une question se pose: que devient la légitimité si l'élu se révèle incompétent dans l'exercice des charges liées à son mandat ou s'il détourne les pouvoirs dont il a été chargé, ou encore s'il trompe la confiance de ses électeurs? A ce moment une scission entre légalité et légitimité s'opère. Que dire alors lorsque des millions de personnes réclament la destitution de l'élu par voie de pétition ou par manifestations populaires? Les révolutionnaires de 1789 avaient prévu l'hypothèse de rupture entre légalité et légitimité. Après avoir déclaré dans l'article 3 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 que "le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation" et que "nul corps, nul individu, ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément", ils ont bien pris le soin de reconnaître comme "droits naturels et imprescriptibles de l'homme", "la résistance à l'oppression". Aux Etats-Unis, et dans certains Etats fédérés, les constituants ont institué la procédure durecall (rappel), qui est un moyen pour les citoyens de destituer un élu, de mettre fin à son mandat avant sa fin légale. Si un assez grand nombre de citoyens se réunit contre un élu, ce dernier peut être obligé de démissionner. Le cas égyptien Revenons, après ces précisions terminologiques à la situation égyptienne. Personne ne conteste que le président égyptien démis occupait une position constitutionnelle à la fois régulière et légitime. Candidat du parti de la liberté et justice (frères musulmans), il a été en effet promu Président de la République le 30 juin 2012 suite à des élections déclarées, grosso modo, honnêtes et démocratiques. Investi pour un mandat de 5 ans, M. Morsi a commencé à exercer ses compétences constitutionnelles de chef d'Etat dès le 30 juillet 2012. Cependant, et très vite après son accession à la magistrature suprême, il a commencé à tourner le dos à ses engagements électoraux et a pris un certain nombre d'initiatives politique et juridiques en contradiction totale avec les aspirations de la révolution égyptienne de janvier 2011 et des engagements pris lors de sa campagne électorale. Il en a été ainsi notamment lorsqu'il s'est approprié le pouvoir constituant et a procédé à la promulgation unilatérale, le 22 novembre 2012, d'une "proclamation constitutionnelle". Il s'est ainsi auto-conféré la possibilité de légiférer par décret et le pouvoir d'annuler des décisions de justice déjà en cours. Des manifestations de plusieurs milliers de personnes ont alors lieu dans le pays. Le 9 décembre 2012, prenant de court les contestations, Morsi annonce qu'il soumet le projet de Constitution à référendum, alors qu'il avait donné sa parole que la Constitution ne passerait jamais sans qu'un accord ne soit trouvé entre toutes les forces politiques du pays. L'Egypte commence à s'agiter Après des semaines de manifestations rivales ayant parfois dégénéré en violences meurtrières, les électeurs égyptiens se prononcent, dans l'indifférence et la lassitude, le 15 décembre 2012, sur le projet de Constitution avec en résultat une victoire du oui. Ce texte controversé ouvre la voie à des interprétations rigoristes de l'islam et offre peu de garanties pour certaines libertés. Des violences entre partisans et adversaires du texte ont lieu au Caire et à Alexandrie. La résistance est allée grandissante avec la constitution d'un front de l'opposition. Des évènements tragiques inter-religieux et des affrontements entre factions rivales divisent la société égyptienne. Manifestations et contre-manifestations se succèdent dans un climat de violence de plus en plus lourd. Ainsi, si Morsi est arrivé au pouvoir par les urnes, sa gestion calamiteuse des affaires de l'Etat ne correspondait pas à une gestion démocratique de la chose publique. Alors que le pays avait besoin, plus que jamais, de consensus politique pour aller de l'avant, le président et ses supporters de la confrérie se sont entêtés à refuser tout dialogue sérieux et sincère avec l'opposition. Le mouvement Tamarod arrive à recueillir 20 millions de signatures exigeant la démission du président Morsi. Ce dernier choisit la fuite en avant. Des millions d'Egyptiens occupent l'emblématique place Tahrir du Caire et plusieurs autres places publiques un peu partout en Egypte et réclament le départ du président. Les partisans du président organisent des contre-manifestations et occupent la place Rabâa Al Âdaouia au Caire ainsi que quelques autres places dans diverses villes égyptiennes. Face aux dangers d'affrontements meurtriers, l'armée adresse un appel au dialogue à toutes les forces politiques assorti d'un ultimatum: si au bout de 48 heures aucun accord n'est trouvé, elle se verrait obligée d'annoncer une feuille de route. Dialogue de sourd et destitution Le président égyptien et ses partisans rejettent obstinément l'appel et s'accrochent à la "charîiya". Le terme revient dans le discours du président Morsi (2 juillet) plus de 60 fois. Face à l'absence d'issue négociée, l'armée met en pratique son ultimatum. Le 3 juillet, le ministre de la défense chef des armées, entouré du Cheikh d'El Azhar, du pape copte, de certains leaders des mouvements contestataires annonce la destitution du président Morsi, la suspension de la Constitution, la désignation du Président de la Haute cour constitutionnelle comme président intérimaire, la formation d'un gouvernement d'union nationale et l'organisation d'élections législatives sur la base d'une loi électorale dont la préparation incombe à la haute juridiction constitutionnelle. Les réactions à ce changement fondamental sont contradictoires. Alors que les partisans du président Morsi en Egypte et ailleurs dénoncent un coup d'état militaire et un renversement contre la "charîiya" انقلاب على الشرعي, les anti- Morsi crient au triomphe de la légitimité révolutionnaire et à la rectification de la trajectoire de la révolution égyptienne de 2011, confisquée et détournée par les frères musulmans. Quant aux réactions des puissances étrangères et des instances internationales, tout en évitant de qualifier l'évènement, elles se prononcent pour une reprise rapide du processus démocratique et l'organisation d'élections honnêtes et régulières au plus vite. Seul le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l'Union africaine qualifie la situation de "changement anticonstitutionnel" conformément à une doctrine aujourd'hui bien établie de l'organisation panafricaine. Les droits et privilèges inhérents à la qualité de membre de l'UA de l'Egypte sont en conséquence suspendus. Notons que, dans le communiqué du CPS, aucune référence à la légitimité n'est faite. La position de l'UA repose sur des considérations strictement formelles de procédure constitutionnelle, ce qui est juridiquement incontestable. Une opération finalement légitime A la lumière de ce qui précède, il est évident que la qualification de la situation égyptienne n'est pas aisée. Elle ne peut de toutes les manières pas être qualifiée de façon simpliste et abrupte de coup d'Etat militaire (putsch). Les éléments constitutifs de ce dernier ne sont pas réunis malgré l'implication de l'armée dans le processus de destitution de Morsi. Un coup d'Etat militaire se définit comme une conspiration d'un groupe armé en vue de la prise du pouvoir par les armes et son exercice par les militaires. Dans l'espèce qui nous intéresse, ce n'est sûrement pas le cas. L'armée n'a ni pris ni exercé le pouvoir. Elle n'a fait que se mettre au diapason d'un mouvement révolutionnaire et épouser sa cause. D'ailleurs, dans le communiqué de destitution, la feuille de route fixée est très claire: aucun militaire n'a été chargé de prendre part à la direction de la période transitoire. La plus haute autorité juridictionnelle d'Egypte, nommée depuis à peine 48 heures par Morsi lui-même, a été chargée de la présidence, alors que le gouvernement à former sera un gouvernement civil. Par ailleurs, la présence d'autorités religieuses et politiques lors de la proclamation de la feuille de route est une preuve que nous ne sommes point dans une situation de coup d'Etat. Il pourrait s'agir, comme l'a affirmé l'UA, d'un changement anticonstitutionnel, mais cela ne vaut que sur un plan strictement formel et procédural. Mais sur le plan substantiel, le président, par sa gestion et ses décisions, a totalement dévié par rapport à ce pourquoi il a été élu. La réaction populaire n'est pas un non événement. Elle a ôté au président Morsi la légitimité politique et démocratique qui accompagnait et fondait la légalité constitutionnelle. Pour cette raison, nous disons que l'opération de destitution est légitime. Aujourd'hui, il faut espérer un retour rapide de la légitimité démocratique telle qu'annoncée par la feuille de route dans un environnement pacifié et dans le respect de droits de l'homme et des libertés publiques pour tous.