Depuis quelque temps, notamment durant les trois dernières années, l’art de la rédaction des lois a perdu de son génie : absence de rigueur terminologique, de qualité normative, d’exactitude du vocabulaire, de conformité aux règles les plus élémentaires de la méthode et de la science de législation dite «légistique», que l’on peut définir comme l’art ou la technique de la clarté, de la brièveté, de la tournure, de l’articulation et de la cohérence du langage du droit au service de l’esprit des lois.
Les raisons de la régression de cette fonction essentielle de l’Etat de droit sont multiples. L’une d’entre elles, peut-être la plus importante, est la mise à l’écart des services administratifs du conseiller juridique et de législation du gouvernement et leur dessaisissement au profit des non-spécialistes. De tradition et de bonne pratique légistique, tout texte, quelle que soit sa nature, sa forme ou sa valeur, doit être soumis, avant sa signature par l’autorité compétente et sa publication ultérieure, au Journal officiel de la République tunisienne, au conseiller juridique du gouvernement qui se charge de son « toilettage » ou de sa mise au propre ainsi que de sa mise en cohérence et en conformité avec les textes antérieurs ou les textes supérieurs, de la vérification de l’exactitude de la terminologie employée et de sa traduction éventuelle en langue française.
Aujourd’hui, plusieurs textes et non des moindres sont frappés de clair-obscur. La Constitution, comme la loi sur l’Instance supérieure indépendante des élections, ou la loi organique relative aux élections et au référendum, et bien d’autres textes importants, ont été détournés du circuit habituel de confection des textes juridiques. Obéissant au paradigme de la «page blanche» et au syndrome «de la toute puissance souveraine», ces textes ont été « la fabrique» de l’ANC et de ses commissions.
Même lorsqu’il a été fait appel aux « experts » pour revoir la rédaction de certains textes, notamment le texte constitutionnel, ce n’est pas sans strictement limiter leur tâche à consigner seulement leurs observations et à ne point toucher à la terminologie employée ou à la structure du texte. Par conséquent, l’intervention des « experts » a été formelle et n’a abouti — que partiellement — à améliorer la qualité technique du texte. A titre d’illustration sans plus, nous renvoyons aux dispositions de la Constitution dans ses articles 66, 81 et 148 qui sont des chefs-d’œuvre de longueur, d’ambiguïté et de brume rédactionnelle.
A ces problèmes de pure légistique, s’ajoute celui de la non-traduction des textes en langue française et leur non-insertion au Journal officiel de la République tunisienne (traduction française). A ce jour par exemple, aucune traduction officielle de la Constitution du 27 janvier 2014 n’a été publiée. Au Jort N°10 du 10 février 2014, seule existe la mention «décision du président de l’ANC ordonnant la publication de la Constitution». Ni le texte de la décision, ni celui de la Constitution ne figurent dans cette livraison du Jort.
Outre la Constitution, plusieurs textes législatifs et réglementaires ne sont toujours pas parus au Jort dans sa traduction française, comme c’est le cas par exemple de la loi organique relative aux élections et au référendum publiée au N° 42 du Jort (version officielle en arabe). En consultant le site de l’Iort (français) il n’est plus rare de trouver cette surprenante mention : «La publication du Jort sur le site de l’Iort sera réalisée incessamment». Pourtant, la traduction des textes et leur publication en version française du Jort sont une obligation juridique à la charge du gouvernement en vertu de la loi N° 93-64 du 5 juillet 1993 relative à la publication des textes au Journal officiel de la République tunisienne dont l’article 1er § 2 dispose que les lois, les décrets-lois, les décrets, les arrêtés «sont également publiés dans une autre langue, et ce uniquement à titre d’information».
Peu importe que l’innommé ici soit la langue française. Il ressort de ce texte législatif que la publication dans « une autre langue» (sic) est obligatoire même s’il s’agit d’une version qui ne fait pas foi, et qu’elle est «uniquement à titre d’information». L’information est une composante essentielle de la bonne gouvernance et de la transparence administrative. Il ne s’agit donc pas d’en diminuer la portée et de la réduire à une simple formalité qui peut être observée comme elle peut être ignorée.
Ces quelques exemples ne sont que des illustrations d’un certain laisser-aller administratif qui ne cesse de s’accentuer et de s’aggraver. Non seulement l’administration a perdu ses traditions mais elle perd également ses repères au service du droit.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire