EXPERT ROUNDTABLE
“The EU and its Southern Neighbourhood –
Democracy support in transition societies”
hosted by
The Multinational Development Policy Dialogue of Konrad-Adenauer-Stiftung
13 November 2014, Brussels
Le
processus démocratique en Tunisie
Par
Rafaâ
Ben Achour
Professeur
émérite
Juge à
la Cour africaine des droits de l’Homme et de Peuple
Remarques préliminaires sur
le concept de « printemps arabe »:
-
Il est important, dans
le cadre de cette présentation, de replacer quelques idées à leur juste place. La
première idée est qu’il n’y a pas eu de printemps arabe et qu’il n’y en aura
pas. En Tunisie, il y a eu des prémisses de ce printemps mais les bourgeons
n’ont pas encore fleuri. Ils fleuriront dans quelques semaines. Mais, tout
reste encore hypothétique et les dangers n’ont pas totalement disparu.
-
L’autre idée est que la
plupart des expériences qui ont été qualifiées de printemps arabe ont marqué le
pas ; ce fut le cas de l’Egypte, de la Libye où la confiance a cessé et
l’espérance déçue ! Ce fut également le cas du Yémen et du Bahreïn. Les
deux cas atypiques sont, cependant, constitués par les deux extrémités du
Maghreb central : il s’agit du Maroc et de la Tunisie. Le premier a achevé
son processus transitionnel et, est, aujourd’hui, une démocratie parlementaire.
Quant au deuxième, il s’apprête à entrer dans cette phase puisqu’il y a eu
amorce du processus avec la tenue d’élections législatives du 26 octobre 2014
ainsi que la tenue prochaine du premier tour des élections présidentielles le
23 novembre 2014. La Tunisie entrera dans la phase des institutions
démocratiques permanentes au début de l’année 2015 avec une application pure et
simple de la Constitution du 27 janvier 2014.
I-
Des
paradigmes de la révolution tunisienne :
1- Les faux paradigmes de la Révolution tunisienne
Il est nécessaire de cesser
d’analyser la situation en termes d’opposition entre religieux et laïcs. Ce
sont là des paradigmes totalement faux et erronés. Il s’agit ni plus ni moins
de raccourcis de journalistes mais les scientifiques et les analystes se garderont
de procéder à de telles analyses. De fait, lorsque le 24 octobre 2014, un
célèbre journal français intitulait « victoire des modernistes et des laïcs
contre les islamistes », cela est totalement faux car les élections
législatives du 26 octobre n’ont pas consacré la victoire d’un camp contre un
autre. Tout au contraire, ils ont mis en lumière toute la diversité et toute la
richesse de la société tunisienne. Aucun parti n’a été écrasé et aucun parti
n’a remporté une victoire écrasante. Le score entre les deux plus grands partis
s’élève à 37% des suffrages exprimés pour le parti de Nidaa Tounes
(auquel j’ai l’honneur d’appartenir) et entre 26 et 27% au profit du parti Ennahdha
d’obédience islamiste. Au niveau des
sièges, cela donnait 86 sièges au parti Nidaa Tounes et 69 sièges pour
le parti d’Ennahdha, ce qui signifie que le parti de Nidaa Tounes
a remporté le premier rang mais n’a pas remporté la majorité absolue. Quant au
parti Ennahdha, il a été classé au deuxième rang mais il n’a pas été
marginalisé. Voilà donc les principales composantes du nouveau paysage
politique en Tunisie auquel s’ajoutent d’autres partis politiques.
2- Les véritables paradigmes de la Révolution tunisienne
L’autre observation qu’il y a
lieu de rappeler ici est que l’Islam est une composante principale, essentielle
et fondamentale chez tout citoyen tunisien quel qu’il soit – serait-il libre
penseur -, il y en son for intérieur une dimension musulmane induite par la
tradition. Aussi, célébrera t-il l’Aïd
de même qu’il se comportera d’une certaine manière pendant le mois de Ramadan
et célébrera toutes les fêtes religieuses non pas par religiosité mais par
tradition culturelle ! Ceci impliquerait a fortiori qu’en politique,
aucun parti politique fut-il d’extrême gauche ne s’autoproclamera anti musulman
et ce n’est pas par hasard si l’article premier de la Constitution du 1er
juin 1959 qui, a été écrit de la main propre du président Habib Bourguiba, a
été rétabli tel quel sans aucune modification dans l’actuelle constitution du
27 janvier 2014 : « La Tunisie est un Etat indépendant, souverain,
sa religion l’Islam, sa langue l’arabe, son régime la République ». Ce
sont là les composantes fondamentales que ressent chaque tunisien dans le plus
profond de son être : la souveraineté et l’indépendance, l’Islam mais
l’Islam en tant que réalité sociologique, la langue arabe en tant que langue
nationale et la République en tant que régime politique.
Mais la Tunisie a également
vécu une révolution et non, comme d’aucuns ont eu tendance à l’acclamer, une
« révolution du jasmin » au risque de l’atrophier en lui
donnant une connotation touristique. Non, la révolution tunisienne a été celle
de la liberté, de la dignité et de la justice sociale. C’est ce qui ressortait
des slogans brandis sur le tout le territoire à partir du 17 décembre 2010
jusqu’au 14 janvier 2011 date de la fuite du président Ben Ali. De plus, la
révolution tunisienne n’a pas été une révolution pour l’islamisation de la
société ; la société tunisienne n’a pas besoin d’islamisation. Elle est
musulmane et non islamiste.
II-
Le
processus de la transition démocratique en Tunisie et dans les pays d’Afrique
du Nord: quelques éléments de comparaison
1-
L’état
de la démocratie dans les pays d’Afrique du Nord: entre constat d’échec,
réussite et espoir de réussite
Au-delà des quelques remarques
sus-indiquées sur la révolution, la Tunisie est depuis le 14 janvier 2011
jusqu’à ce jour en période transitoire que l’on pourrait diviser en trois
grands moments. Toutefois, ce qui est essentiel à relever c’est la création, depuis
le 5 octobre 2013, de ce qu’on a appelé le « dialogue national »
conduit par quatre organisations importantes de la société civile et ce, au
lendemain de la crise politique qui a lourdement marqué les mois de
juillet/août 2013 avec notamment l’assassinat du député Mohamed Brahmi et du sit
in du départ. Il s’agit de l’Union générale pour les travailleurs
tunisiens (puissante et historique centrale syndicale) ; la Centrale
patronale représentée par l’Union tunisienne pour l’Industrie, le commerce et
l’artisanat (UTICA) ; la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme qui a été
pendant longtemps la seule ligue des droits de l’homme dans le monde
arabe et le Conseil de l’Ordre national des avocats. En effet, ces
dernières ont joué un rôle extrêmement important en mettant en place une
feuille de route qui a abouti au départ du gouvernement de la Troïka,
c’est-à-dire, le gouvernement composé d’un noyau central à savoir, le parti Ennahdha
ainsi que les deux partis socio-démocrates que sont le Congrès pour la République
et le Parti Ettakatol jusqu’à la tenue des élections législatives du 26 octobre
2014.
Quant à la question de l’état
de la démocratie dans les pays d’Afrique du Nord, l’on serait tenté de
remarquer qu’il y a deux réussites, un échec et des doutes.
En ce qui concerne les
réussites, force est de constater que la Tunisie et le Maroc ont réussi leur
transition démocratique en dépit du fait qu’en Tunisie la campagne pour les
élections présidentielles ne semble pas se passer dans de bonnes conditions
puisque l’on voit apparaître certains atavismes notamment la violence et les
menaces. Tous les candidats se disent menacés de mort ! Pour ce qui est de
l’échec, il y a lieu de mentionner le cas de la Libye dans la mesure où d’un
côté, il n’y a plus d’Etat, et de l’autre, une guerre civile anéantit chaque
jour la population. Enfin, les deux cas litigieux sont la Mauritanie et
l’Egypte.
A ce titre, la question qui
s’impose est de savoir quels sont les facteurs qui poussent ou qui au contraire
empêchent la transition démocratique ?
2-
Les
facteurs du couple réussite/échec de la démocratie dans les pays d’Afrique du
Nord
L’on affirmera sans conteste que
parmi les facteurs favorables à la transition démocratique, il y a la
nécessaire existence d’une société civile puissante. Celle-ci a été visible en
Tunisie à l’occasion du sit in du départ à la suite des deux assassinats
politiques du député Mohamed Brahmi et de Chokri Belaid. De plus, il y a lieu
de noter le rôle des femmes qui ont empêché, au cours des différents stades de
rédaction de la Constitution, que l’on prête à la religion la valeur de source
de la législation de même qu’elles ont empêché que l’on considère que la femme
soit le complément de l’homme. A cela bien entendu il faut ajouter les libertés
individuelles intellectuelles que sont la liberté d’expression et la liberté de
presse. Quant aux facteurs qui retardent ou freinent la transition démocratique,
il y a lieu de mentionner les extrémismes religieux. En Tunisie, les
« ligues de protection de la révolution » ont été à juste titre
appelées « ligues de destruction de la révolution ».
3-
La
question délicate du soutien extérieur à la transition démocratique dans les
pays d’Afrique du Nord
Enfin, concernant la question
du soutien extérieur, il faut, là encore, se garder de parler de guidage,
d’immixtion ou de paternalisme. Les leçons et conseils des grandes puissances
outre-Atlantique ou des puissances européennes n’ont que peu d’intérêt. Au
contraire, il faudrait faire confiance au peuple tunisien, au peuple marocain
et au peuple égyptien. Il ne s’agit pas de peuples mineurs mais de peuples
majeurs qui ont su sortir de régimes dictatoriaux et qui construisent leurs
démocraties. S’il y a donc soutien, celui-ci devrait se concentrer sur une
participation et une assistance substantielles pour une lutte pérenne contre le
terrorisme. C’est tout le sens de l’aide qu’il faut faire valoir. L’aide
financière, quant à elle, n’est que symbolique et éphémère !
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