La question de la révision de la Constitution du 27 janvier 2014,
et surtout celle de la réforme du régime politique en vigueur se trouve de
nouveau posée avec acuité, notamment depuis le début des mandats présidentiels
et législatifs 2019-2024. Elle s’est imposée suite à un certain nombre
d’évènements récents dont les spectacles affligeants offerts à chaque
séance par les « représentants du peuple » au sein de l’ARP, les
délais déraisonnables pris pour la formation des gouvernements Jemli et
Fakhfakh, le refus de la confiance au gouvernement Jemli, la désignation par le
Président de la République, par deux fois, de la personnalité « la plus
apte » pour la formation du gouvernement en marge des listes proposées par
les partis politiques, la démission du chef du gouvernement Elyes Fakhfekh,
l’échec de la motion de défiance présentée contre le président de l’ARP, pour
ne citer que ces quelques exemples.
La question n’est pas nouvelle. Elle est redondante depuis
pratiquement la promulgation de la Constitution en 2014. Elle est posée
aujourd’hui par l’actuel Chef de l’Etat lui-même. En 2018, le Président Béji
Caïd Essebsi l’avait également clairement évoquée et avait pointé du doigt les
dysfonctionnements d’un régime où les sources de blocage et de paralysie des
institutions de l’Etat et du fonctionnement régulier des pouvoirs publics sont
fréquentes.
Plus récemment le chargé de la formation du Gouvernement, Hichem
Mechichi, n’a pas manqué, lui également, d’évoquer les incohérences du régime
politique en vigueur. Plusieurs prises de position semblables sont couramment
faites par des journalistes, par des politiques, par des juristes, voire par le
commun des mortels. C’est dire que le problème est très sérieux. En effet, un
consensus semble se construire progressivement sur l’impérieuse nécessité de
révision de la Constitution et conséquemment de la refonte du système électoral
en vigueur (proportionnel avec plus fort reste).
Sur ces deux questions, nous nous sommes exprimés à plusieurs
reprises et avons noté que si la Constitution de 2014 est satisfaisante, voire
exemplaire, concernant la garantie des droits et libertés, son ingénierie et
son architecture institutionnelle sont néanmoins défaillantes et doivent être
repensées.
Contrairement à une idée largement répandue, souvent par pure
démagogie, le régime institué en 2014 n’est ni un régime parlementaire ni même un
régime mixte (mi- parlementaire, mi- présidentiel à l’instar du régime de la
cinquième république). Il s’agit en réalité d’un régime hybride inclassable,
proche du régime conventionnel (d’assemblée) qui consacre la toute-puissance de
l’organe législatif et qui met les organes exécutifs sous sa coupe et sous son
bon vouloir. Le régime actuel de par ses techniques et son fonctionnement
rappelle le régime français de la 4ème République caractérisé par la
paralysie des institutions, la présence simultanée de plusieurs majorités au
sein d’une même coalition, l’absence de solidarité gouvernementale et la
formation de 24 gouvernements pendant les douze ans de vie du régime (1946 –
1958). Notre pays a connu depuis 2014, 4 gouvernements. S’il voit le jour, le
gouvernement Mechichi sera le 5ème. Par ailleurs, depuis l’investiture
du Président Kais Saïed, le 23 octobre 2019, le pays vit pratiquement sous le
régime des gouvernements intérimaires.
Concernant les régimes politiques, notons de prime abord, que le
régime parlementaire n’est pas mauvais en soi. La preuve, il fonctionne à
merveille dans la plupart des démocraties européennes et ne se trouve pas à
l’origine d’un quelconque blocage des institutions. Cependant, ce régime
devient problématique et dysfonctionnel quand il est dévoyé et quand
l’équilibre sur lequel il repose est brisé. De même le régime présidentiel
n’est pas mauvais en lui-même, mais il l’est lorsqu’il vire vers un régime de
concentration présidentielle du pouvoir. À ce moment-là, il ne mérite plus le
qualificatif de présidentiel, il se transforme en régime présidentialiste.
Une révision de la Constitution de 2014, et indépendamment du
problème de sa faisabilité procédurale avec une ARP anarchique, sans majorité
cohérente, peut emprunter deux voies :
Première voie : L’institution d’un vrai régime parlementaire dans lequel le
chef du gouvernement est réellement le chef de la majorité et la clef de voûte
du régime, détenant, à l’instar du premier ministre britannique, le pouvoir de
faire face au parlement, notamment grâce à un pouvoir de dissolution qu’il peut
actionner à tout moment particulièrement lorsque sa majorité s’effrite.
Une réforme du régime actuellement en vigueur passe par sa rationalisation
qui consisterait à :
- Abandonner le système de l’investiture. Une fois le Gouvernement
formé, le chef du Gouvernement se présente devant l’ARP, fait une déclaration
de politique générale qui peut être suivi d’un vote à sa demande uniquement.
- Abandonner le système de l’octroi de la confiance chaque fois
qu’il y’a un remaniement ministériel (le règlement intérieur de l’ARP doit être
amendé en ce sens).
- Doter le chef du Gouvernement de la maîtrise de l’ordre du jour
de l’ARP grâce à la technique de l’ordre de jour prioritaire et de l’exception
d’irrecevabilité.
- Autoriser le chef du gouvernement à légiférer sur délégation de
l’ARP pour un objet déterminé et pour un
temps limité après un vote de la majorité absolue des députés composant l’ARP
et non, comme c’est le cas maintenant, à la majorité des 3/5.
- Permettre au chef du Gouvernement d’engager la responsabilité du
Gouvernement sur le vote d’un projet de loi qui est considéré comme adopté,
sauf si une motion de censure déposée dans les 24h qui suivent, est votée
conformément à l’article 97 de la Constitution.
Deuxième voie : Opter pour un régime présidentiel. C’est semble-t-il
l’option qui a la préférence de l’actuel Président de la République. Dans ce
cas, il s’agit de présidentialiser le régime c’est-à-dire non plus corriger le
régime actuel mais l’abandonner entièrement. Dans cette hypothèse, la condition
sine qua none serait d’instituer un vrai régime présidentiel, à savoir
un régime où règne un équilibre parfait entre les pouvoirs, un régime où
« le Président de la République exerce tout le pouvoir exécutif mais rien que le pouvoir
exécutif » et où « le pouvoir
législatif exerce tout le pouvoir législatif mais rien que le pouvoir
législatif » .
Il reste qu’aucun régime politique, quel que soit sa perfection
théorique, ne peut fonctionner sans un régime électoral adéquat qui soit au
service de l’objectif recherché par le régime politique institué.
Les expériences des élections de 2014 et de 2019 ont montré que le
système électoral adopté en 2011 pour l’élection de l’ANC est inadéquat pour
les élections législatives. Il explique, en partie, les blocages décrits
ci-dessus dus notamment à l’absence d’une majorité parlementaire franche et
cohérente.
Le correctif introduit pour les élections législatives de 2019, à
savoir l’institution d’un seuil de 3%, n’a pas corrigé les insuffisances
constatées en 2014. On s’est trouvé de nouveau dans une situation où même une
coalition de deux partis appartenant à la même mouvance politique (islamistes) aurait
été incapable de former un gouvernement. Par ailleurs, la coalition,
contre-nature, formée de six partis n’a pas fait long feu. Elle a en plus
éclaté au bout de quatre mois à l’apparition du problème concernant la
situation patrimoniale du chef du gouvernement (qui n’est issu d’aucun parti
représenté à l’ARP). Cette même coalition s’est totalement disloquée lors du
vote de la motion de retrait de la confiance au Président du parlement.
Néanmoins, il est tout à fait possible de maintenir le système proportionnel mais en
le corrigeant par une prime à la majorité ou par une dose de vote uninominal
(système allemand). Il est également possible de renoncer à ce système en
optant pour un scrutin majoritaire. Tout le problème sera de déterminer s’il
faut adopter un scrutin de liste majoritaire à un tour ou à deux tours ou un
scrutin uninominal à un tour ou à deux tours, voire un système de listes et
uninominal à la fois selon des modalités diverses. Les combinaisons sont
multiples et le choix doit tenir compte d’abord et avant tout l’efficience.
Ce sont là quelques observations que nous avons formulé à plusieurs
reprises depuis la célébration du premier anniversaire de la promulgation de la
Constitution. Il s’agit, dans ce contexte de crises multiformes que vit le
pays, de préserver l’Etat de l’inertie, des blocages et des spectacles qui
n’honorent pas l’unique démocratie du monde arabe. Il faut oser le faire. Il
faut avoir le courage de penser à la patrie avant les partis. Sans cela, le
bateau coulera avec tous ses passagers et il n’y aura pas de rescapés.
Rafaâ Ben Achour
Professeur émérite
NB :
Nous renvoyons à nos articles antérieurs publiés dans cette revue :
1.
La nécessaire réforme du
régime politique tunisien https://www.leaders.com.tn/article/23049-la-necessaire-reforme-du-regime-politique-tunisien
2.
La Constitution tunisienne
deux ans après https://www.leaders.com.tn/article/19290-rafaa-ben-achour-la-constitution-tunisienne-deux-ans-apres-2014-2016
3.
La réforme du système
électoral : ni excès ni défaut https://www.leaders.com.tn/article/24492-rafaa-ben-achour-reforme-du-systeme-electoral-en-tuisie-ni-exces-ni-defaut
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