lundi 14 septembre 2020

Le devoir impérieux de repenser le régime politique

 


 

La question de la révision de la Constitution du 27 janvier 2014, et surtout celle de la réforme du régime politique en vigueur se trouve de nouveau posée avec acuité, notamment depuis le début des mandats présidentiels et législatifs 2019-2024. Elle s’est imposée suite à un certain nombre d’évènements récents dont les spectacles affligeants offerts à chaque séance par les «  représentants du peuple » au sein de l’ARP, les délais déraisonnables pris pour la formation des gouvernements Jemli et Fakhfakh, le refus de la confiance au gouvernement Jemli, la désignation par le Président de la République, par deux fois, de la personnalité «  la plus apte » pour la formation du gouvernement en marge des listes proposées par les partis politiques, la démission du chef du gouvernement Elyes Fakhfekh, l’échec de la motion de défiance présentée contre le président de l’ARP, pour ne citer que ces quelques exemples.

La question n’est pas nouvelle. Elle est redondante depuis pratiquement la promulgation de la Constitution en 2014. Elle est posée aujourd’hui par l’actuel Chef de l’Etat lui-même. En 2018, le Président Béji Caïd Essebsi l’avait également clairement évoquée et avait pointé du doigt les dysfonctionnements d’un régime où les sources de blocage et de paralysie des institutions de l’Etat et du fonctionnement régulier des pouvoirs publics sont fréquentes.

Plus récemment le chargé de la formation du Gouvernement, Hichem Mechichi, n’a pas manqué, lui également, d’évoquer les incohérences du régime politique en vigueur. Plusieurs prises de position semblables sont couramment faites par des journalistes, par des politiques, par des juristes, voire par le commun des mortels. C’est dire que le problème est très sérieux. En effet, un consensus semble se construire progressivement sur l’impérieuse nécessité de révision de la Constitution et conséquemment de la refonte du système électoral en vigueur (proportionnel avec plus fort reste).

Sur ces deux questions, nous nous sommes exprimés à plusieurs reprises et avons noté que si la Constitution de 2014 est satisfaisante, voire exemplaire, concernant la garantie des droits et libertés, son ingénierie et son architecture institutionnelle sont néanmoins défaillantes et doivent être repensées.

Contrairement à une idée largement répandue, souvent par pure démagogie, le régime institué en 2014 n’est ni un régime parlementaire ni même un régime mixte (mi- parlementaire, mi- présidentiel à l’instar du régime de la cinquième république). Il s’agit en réalité d’un régime hybride inclassable, proche du régime conventionnel (d’assemblée) qui consacre la toute-puissance de l’organe législatif et qui met les organes exécutifs sous sa coupe et sous son bon vouloir. Le régime actuel de par ses techniques et son fonctionnement rappelle le régime français de la 4ème République caractérisé par la paralysie des institutions, la présence simultanée de plusieurs majorités au sein d’une même coalition, l’absence de solidarité gouvernementale et la formation de 24 gouvernements pendant les douze ans de vie du régime (1946 – 1958). Notre pays a connu depuis 2014, 4 gouvernements. S’il voit le jour, le gouvernement Mechichi sera le 5ème. Par ailleurs, depuis l’investiture du Président Kais Saïed, le 23 octobre 2019, le pays vit pratiquement sous le régime des gouvernements intérimaires.

Concernant les régimes politiques, notons de prime abord, que le régime parlementaire n’est pas mauvais en soi. La preuve, il fonctionne à merveille dans la plupart des démocraties européennes et ne se trouve pas à l’origine d’un quelconque blocage des institutions. Cependant, ce régime devient problématique et dysfonctionnel quand il est dévoyé et quand l’équilibre sur lequel il repose est brisé. De même le régime présidentiel n’est pas mauvais en lui-même, mais il l’est lorsqu’il vire vers un régime de concentration présidentielle du pouvoir. À ce moment-là, il ne mérite plus le qualificatif de présidentiel, il se transforme en régime présidentialiste.

Une révision de la Constitution de 2014, et indépendamment du problème de sa faisabilité procédurale avec une ARP anarchique, sans majorité cohérente, peut emprunter deux voies :

Première voie : L’institution d’un vrai régime parlementaire dans lequel le chef du gouvernement est réellement le chef de la majorité et la clef de voûte du régime, détenant, à l’instar du premier ministre britannique, le pouvoir de faire face au parlement, notamment grâce à un pouvoir de dissolution qu’il peut actionner à tout moment particulièrement lorsque sa majorité s’effrite.

Une réforme du régime actuellement en vigueur passe par sa rationalisation qui consisterait à :

- Abandonner le système de l’investiture. Une fois le Gouvernement formé, le chef du Gouvernement se présente devant l’ARP, fait une déclaration de politique générale qui peut être suivi d’un vote à sa demande uniquement.

- Abandonner le système de l’octroi de la confiance chaque fois qu’il y’a un remaniement ministériel (le règlement intérieur de l’ARP doit être amendé en ce sens).

- Doter le chef du Gouvernement de la maîtrise de l’ordre du jour de l’ARP grâce à la technique de l’ordre de jour prioritaire et de l’exception d’irrecevabilité.

- Autoriser le chef du gouvernement à légiférer sur délégation de l’ARP  pour un objet déterminé et pour un temps limité après un vote de la majorité absolue des députés composant l’ARP et non, comme c’est le cas maintenant, à la majorité des 3/5.

- Permettre au chef du Gouvernement d’engager la responsabilité du Gouvernement sur le vote d’un projet de loi qui est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure déposée dans les 24h qui suivent, est votée conformément à l’article 97 de la Constitution.

Deuxième voie : Opter pour un régime présidentiel. C’est semble-t-il l’option qui a la préférence de l’actuel Président de la République. Dans ce cas, il s’agit de présidentialiser le régime c’est-à-dire non plus corriger le régime actuel mais l’abandonner entièrement. Dans cette hypothèse, la condition sine qua none serait d’instituer un vrai régime présidentiel, à savoir un régime où règne un équilibre parfait entre les pouvoirs, un régime où « le Président de la République exerce tout  le pouvoir exécutif mais rien que le pouvoir exécutif »  et où «  le pouvoir législatif exerce tout le pouvoir législatif mais rien que le pouvoir législatif » .

Il reste qu’aucun régime politique, quel que soit sa perfection théorique, ne peut fonctionner sans un régime électoral adéquat qui soit au service de l’objectif recherché par le régime politique institué.

Les expériences des élections de 2014 et de 2019 ont montré que le système électoral adopté en 2011 pour l’élection de l’ANC est inadéquat pour les élections législatives. Il explique, en partie, les blocages décrits ci-dessus dus notamment à l’absence d’une majorité parlementaire franche et cohérente.

Le correctif introduit pour les élections législatives de 2019, à savoir l’institution d’un seuil de 3%, n’a pas corrigé les insuffisances constatées en 2014. On s’est trouvé de nouveau dans une situation où même une coalition de deux partis appartenant à la même mouvance politique (islamistes) aurait été incapable de former un gouvernement. Par ailleurs, la coalition, contre-nature, formée de six partis n’a pas fait long feu. Elle a en plus éclaté au bout de quatre mois à l’apparition du problème concernant la situation patrimoniale du chef du gouvernement (qui n’est issu d’aucun parti représenté à l’ARP). Cette même coalition s’est totalement disloquée lors du vote de la motion de retrait de la confiance au Président du parlement.

Néanmoins, il est tout à fait possible  de maintenir le système proportionnel mais en le corrigeant par une prime à la majorité ou par une dose de vote uninominal (système allemand). Il est également possible de renoncer à ce système en optant pour un scrutin majoritaire. Tout le problème sera de déterminer s’il faut adopter un scrutin de liste majoritaire à un tour ou à deux tours ou un scrutin uninominal à un tour ou à deux tours, voire un système de listes et uninominal à la fois selon des modalités diverses. Les combinaisons sont multiples et le choix doit tenir compte d’abord et avant tout l’efficience.

Ce sont là quelques observations que nous avons formulé à plusieurs reprises depuis la célébration du premier anniversaire de la promulgation de la Constitution. Il s’agit, dans ce contexte de crises multiformes que vit le pays, de préserver l’Etat de l’inertie, des blocages et des spectacles qui n’honorent pas l’unique démocratie du monde arabe. Il faut oser le faire. Il faut avoir le courage de penser à la patrie avant les partis. Sans cela, le bateau coulera avec tous ses passagers et il n’y aura pas de rescapés.

Rafaâ Ben Achour

Professeur émérite

 

NB : Nous renvoyons à nos articles antérieurs publiés dans cette revue :

1.    La nécessaire réforme du régime politique tunisien https://www.leaders.com.tn/article/23049-la-necessaire-reforme-du-regime-politique-tunisien

2.    La Constitution tunisienne deux ans après https://www.leaders.com.tn/article/19290-rafaa-ben-achour-la-constitution-tunisienne-deux-ans-apres-2014-2016

3.    La réforme du système électoral : ni excès ni défaut https://www.leaders.com.tn/article/24492-rafaa-ben-achour-reforme-du-systeme-electoral-en-tuisie-ni-exces-ni-defaut

 

 

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