Le pays vient de traverser, en cette fin d’été caniculaire, un énième épisode d’instabilité gouvernementale, témoignant à sa manière d’un dysfonctionnement constitutionnel. Le Président de la République, dans un entretien remarquable accordé aux quotidiens La Presse et Esshafa (6 septembre 2017), en a, avec perspicacité, attribué la cause et la source au blocage induit par le régime de déséquilibre institué par la Constitution du 27 janvier 2017 : « Tout le monde s’accorde à dire que le système politique issu de la Constitution actuelle souffre de plusieurs insuffisances. C’est un système qui paralyse pratiquement l’action du gouvernement. Son caractère hétérogène n’aide pas le gouvernement, n’importe quel gouvernement, et le pouvoir exécutif en général à accomplir leurs fonctions pour ce qui est de la gestion de l’Etat et de la réalisation du développement dans une société démocratique où sont consacrées la liberté et la dignité […]. La Constitution a créé un système où s’entremêlent les prérogatives entre les institutions constitutionnelles, ce qui constitue en soi un facteur bloquant de leur action […]. Nous vivons aujourd’hui en Tunisie dans un régime politique «particulier» où on se soucie de l’indépendance des institutions au point de bloquer le pays et de le paralyser ».C’est la première fois que le Président de la République aborde de front la question constitutionnelle, même s’il s’interdit pour le moment de vouloir enclencher le processus de révision, prérogative que lui accorde l’article 143 de la Constitution, avec en prime, un droit de priorité sur les initiatives de révision des membres de l’ARP1.
A l’analyse, l’agencement constitutionnel des pouvoirs présente de sérieuses lacunes qu’il est nécessaire de combler. Il est urgent de repenser l’hybridation du régime politique et rééquilibrer les rapports entre les deux pouvoirs institués par la constitution avec omnipotence de l’organe parlementaire. Aussi, le régime politique doit-il être redéfini (I).En plus, le mode de scrutin à la proportionnelle aux plus forts restes doit être revu (II).
I. Un régime politique à redéfinir
La Constitution du 27 janvier 2014 est, à bien d’égards (nous l’avons écrit à maintes reprises)2 , une bonne Constitution. Ses principes généraux et sa garantie des droits et libertés sont sans aucun doute conformes aux standards internationaux. Elle a même consacré des principes progressistes dont on peut se réjouir, comme celui de la liberté de conscience (art.6), de la parité (art 46, § 3) ou encore du caractère civil de l’Etat (art.2) Il ne faut cependant pas croire que la constitution soit intouchable ou sacrée. Aucune n’est immuable, quelle qu’en soit la perfection. L’on comprend certes l'ambition des Constituants de 2011 de remédier aux dérives institutionnelles qui ont miné la Constitution du 1er juin 1959 et fini par entraîner son effondrement politique. Cependant, la nouvelle constitution du pays est loin d’être parfaite. Elle comporte plusieurs lacunes et des insuffisances de taille au niveau de l’ingénierie constitutionnelle.
C’est une véritable gageure que de tenter de dégager la nature du régime politique qu’elle consacre, tant ses dispositions sont entortillées sur le sujet et son ordonnancement des pouvoirs, hors cadre logique. Obnubilé par la nécessité de rompre avec le modèle présidentiel antérieur, dévoyé en présidentialisme au moyen des multiples révisions du texte3 , le constituant tunisien a élaboré un régime hybride, ni tout à fait présidentiel, ni tout à fait parlementaire, ni non plus un régime de tempérament de l’un ou de l’autre, mais bien un régime composite ou mixte, mi présidentiel et mi parlementaire qui n’est pas sans rappeler le régime de la IVème République en France.
Il n’a du modèle présidentiel que l’élection du Président de la République au suffrage universel direct. Et n’a du régime parlementaire que la mise en jeu de la responsabilité du gouvernement au moyen d’un mécanisme pour le moins peu usité, celui de la motion de censure constructive transposée du modèle allemand, où la dissolution de l’ARP par le Président de la République reste cantonnée au seul cas de l’incapacité de l’Assemblée à désigner un nouveau chef du gouvernement. Loin d’instituer le régime promis de l’équilibre des pouvoirs, la constitution a organisé un déséquilibre flagrant entre le président de la république et le chef du gouvernement d’un côté et, entre le gouvernement et l’Assemblée des représentants des peuples (ARP) de l’autre. Cette dernière est omnipotente.
Après plus de trois ans de pratique, la Constitution a révélé ses limites notamment au niveau de la mise au service du gouvernement de moyens d’actions rapides et efficaces pour faire face à tous les défis nés de la Révolution de 2014. Or aussi bien le premier gouvernement, présidé par M. Habib Essid, que le deuxième gouvernement, présidé par M. Youssef Chahed, ont buté, malgré la détermination et la bonne volonté, sur des blocages énormes ayant paralysé leur action et n’ayant fait que compliquer davantage les problèmes de tous ordres auxquels notre pays est confronté. Les textes transmis à l’ARP, même en vertu de la procédure d’urgence, mettent souvent des mois pour voir le jour4 ,ou alors ils sont purement et simplement perdus dans les méandres des procédures et des conflits entre groupes parlementaires5. Les désignations qui relèvent de la compétence de l’ARP (comme pour l’ISIE ou l’IVD, etc.) arrivent souvent très tard et empêchent les instances constitutionnelles de fonctionner normalement. Le Chef du gouvernement, à chaque remaniement, fut il de détail, est obligé de revenir à l’ARP pour obtenir sa confiance, obligation qui ne découle nullement du texte de la Constitution mais imposée par un article inconstitutionnel du Règlement intérieur de l’Assemblée6.
Quant au Chef de l’Etat, bien qu’élu au suffrage universel direct7pour un mandat de 5 ans renouvelable une seule fois, ce qui lui confère une légitimité populaire égale à celle de l’Assemblée des représentants des peuples, il ne bénéficie que de peu de prérogatives. En plus de son rôle de représentation8 , il est «compétent pour définir les politiques générales dans les domaines de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale relative à la protection de l’Etat et du territoire national des menaces intérieures et extérieures et ce, après consultation du chef du gouvernement»9 . On le voit, même ces compétences régaliennes ne lui sont pas attribuées à titre exclusif mais il les partage avec le chef du gouvernement voire avec le président de l’ARP10.
Par ailleurs, le risque de crises est réel en cas de désaccord entre les deux têtes du pouvoir exécutif, surtout s’ils appartiennent à des familles politiques différentes. Ce partage de compétences a été volontairement repris de la loi constituante portant organisation provisoire des pouvoirs publics du 16 décembre de 2011 dont la pratique a été jalonnée de crises et de tensions entre les deux institutions. En effet, des crises à la tête de l’Etat comme celles vécues en 2013, entre le Président de la République provisoire M. Moncef Marzouki et le Chef du gouvernement M. Hamadi Jebali, ou en 2014, entre le premier nommé et le Chef du gouvernement Mehdi Jomaâ peuvent se reproduire et entraîner une inertie totale des pouvoirs publics. Nous avons même assisté à des crises entre le Chef de l’Etat et certains ministres (défense, affaires étrangères) voire certaines autorités de l’Etat (chef d’état major des trois armées).
Pour prévenir tout cela et éviter à la nation le pire, les dispositions de la Constitution relatives au fonctionnement des pouvoirs publics devraient être revues et corrigées en:
- dotant le gouvernement de moyens de hâter la décision par l’engagement de la responsabilité du gouvernement sur le vote d’un texte11,
- assouplissant de la procédure de la délégation législative en ramenant la majorité exigée de 3/512 à la majorité simple,
- ajoutant la précision qu’en cas de remaniement ministériel, le Chef du gouvernement n’a pas à solliciter l’approbation de l’ARP, celle-ci ayant attribué sa confiance au gouvernement sur la base de son programme et non sur la base de sa composition,
- précisant les prérogatives du Chef de l’Etat en matières de définitiondes politiques générales dans les domaines de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale relative à la protection de l’Etat et du territoire national des menaces intérieures et extérieures.
Ce sont là quelques réformes qui contribueront à notre avis à améliorer le fonctionnement du régime politique sans pour autant renier les choix du constituant de 2011. Il reste que cela ne sera pas suffisant si on gardait le mode de scrutin aujourd’hui en vigueur. Ce dernier doit également être corrigé dans le sens de l’efficacité.
II. Un mode de scrutin à revoir
Si la Constitution définit le régime politique et règle les rapports entre les pouvoirs publics, les modes de scrutin façonnent les régimes et déterminent les équilibres entre les pouvoirs ainsi que la nature des partis et des rapports politiques. Les modes de scrutin expliquent en grande partie les différences qui existent entre des pays rangés dans la même catégorie de régime politique. Ainsi, si des pays comme le Royaume Uni, l’Allemagne, et l’Italie sont considérés comme des régimes parlementaires, le parlementarisme ne fonctionne pas de la même manière dans chacun de ces pays. Même si les mécanismes parlementaires sont semblables, voire identique, leur utilisation diffère d’un pays à l’autre en raison de la structure partisane généré par le système électoral en vigueur. Au Royaume Uni, règne un parlementarisme stable reposant sur deux grands partis qui alternent assez régulièrement au pouvoir grâce à un mode de scrutin uninominal à un tour. En Allemagne, le régime repose sur un gouvernement de coalitions (grande ou petite) en raison d’un mode de scrutin mixte et complexe, combinant scrutin de liste et scrutin individuel, scrutin à la proportionnel et scrutin majoritaire avec un seuil de représentation. En Italie, le régime reposait sur des coalitions gouvernementales instables et éphémères en raison de l’adoption du scrutin proportionnel intégral. Après plusieurs remodelages, l’Italie a depuis 2015 adopté un système avec prime à la majorité13.
En Tunisie, et pour la première vraie élection démocratique, et sur proposition de l’instance supérieure pour la sauvegarde des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, le mode de scrutin à la proportionnelle aux plus forts restes a été choisi en 2011, pour l’élection de l’ANC.
Le choix de ce mode de scrutin, était à l’époque, fort compréhensible et fort justifié pour l’élection d’une assemblée où toutes les sensibilités politiques devaient être représentées afin de doter l’Etat d’une constitution démocratique en rupture avec la constitution de 1959 façonnée par les représentants d’un parti omnipotent : le Néo Destour.
Mais malheureusement, ce mode de scrutin qui avait déjà révélé ses inconvénients lors des travaux de la Constituante, a été reconduit pour les élections législatives de 2014 et pire encore pour les prochaines municipales de 2017. Les résultats des élections législatives ont donné naissance à une ARP hétéroclite où aucun parti politique n’est parvenu à obtenir la majorité absolue. Deux partis politiques, Nidaa Tounes et Ennahdha, ont accumulé à eux deux 65,35% des suffrages exprimés, avec respectivement 86 et 69 sièges, c’est–à–dire, plus de 70% des sièges.Faut-il rappeler que des dizaines de députés ne doivent leur siège qu’au systèmes des plus forts restes et qu’ils sont élus grâce à quelques centaines, voire quelques dizaines de voix ! Ces résultats devaient nécessairement déboucher sur un gouvernement de coalition, par définition fragile car reposant sur une majorité parlementaire qui peut se rompre à l’occasion de n’importe quel désaccord.
A cela il faut ajouter des structures partisanes fragiles sans véritable assise populaire incapables de dépasser l’état d’adolescence politique.Plusieurs groupes parlementaires changent au gré des intérêts individuels.Le groupe le plus important issu des élections de 2014,(Nidaa Tounes) a même éclaté en trois groupes14.
Il s’agit là d’une situation intolérable pour un pays qui fait ses premiers pas dans le cadre d’une démocratie pluraliste. Le pays ne peut se payer le luxe de l’instabilité ou des atermoiements d’une majorité parlementaire changeante au grès des conjonctures politiques et des intérêts corporatistes et individuels. Le gouvernement doit pouvoir compter sur une majorité solide, cohérente et disciplinée.
Aujourd’hui, et avant l’échéance des prochaines législatives (2019), il y a lieu de placer, comme l’a si souvent proclamé le Président Caïd Essebsi, «la Patrie avant les parties». Il est urgentde corriger le mode de scrutin à la proportionnelle avec plus forts restes. Ce mode de votation, outre qu’il dépossède l’électeur de la liberté de choix de ses représentants en la transférant aux partis politiques, qu’il permet de déclarer élus des candidats n’ayant rassemblé qu’une poignée de voix, nuit à l’action gouvernementale efficace et la paralyse.
Cela ne veut cependant pas dire que nous prônons le scrutin majoritaire pur et simple comme celui qui était en vigueur de 1956 à 201115 . La démocratie tunisienne est encore fragile pour que un seul parti dispose, à lui seul, d’une majorité écrasante, grâce à un scrutin uninominal à un tour comme au Royaume-Uni, ou à deux tours comme en France. Mais par ailleurs, il est indispensable de dégager une majorité stable et cohérente. Un système mixte16 pouvant concilier les deux exigences, comme en Italie, est à adopter. Les pays les plus attachés à la proportionnelle ont fini, face à l’instabilité gouvernementale chronique engendrée par cette méthode de votation, par tempérer la proportionnelle en la corrigeant par des doses variables de scrutin majoritaire, notamment uninominal ou par l’abandonner purement et simplement.
La crise profonde et multidimensionnelle que traverse notre pays impose de réfléchir à ces questions constitutionnelles et électorales, bien avant les échéances de 2019.
En décembre 1982, le Président François Mitterrand avait créé un « comité consultatif pour la révision de la Constitution », présidé par l’un des plus illustres juristes français, le Doyen Georges Vedel. Quinze ans après, ses prépositions avaient été reprises par une autre instance « Le comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions » (« comité Balladur ») et pour la plupart consacrés par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008.
Le précédent du Comité des libertés individuelles et de l’égalité17, mis en place le 13 août 2017 dans l’objectif de réfléchir à la réforme du droit et aux voies de son amélioration au regard des principes de la Constitution et des exigences sociales, est-il reconductible dans le domaine constitutionnel ? Le Président de la République, étant le symbole de l’unité de la nation et le garant de la Constitution, a certainement cette latitude de confier à un comité de réfléchir aux réformes constitutionnelles et électorales, devenues urgentes.
Rafaâ Ben Achour
Professeur émérite
Professeur émérite
(1) « Le Président de la République ou le tiers des membres de l’Assemblée des représentants du peuple disposent de l’initiative de proposer la révision de la Constitution. L’initiative Président de la République est examinée en priorité ».
(2) Cfnotamment :Revue française de droit constitutionnel, 2014, N° 100, p : 783 - 801.
(3) La Constitution de 1959 a été révisée à 15 reprises. Les révisions les plus importantes ont été celles des : 19 mars 1975 (LC. N° 75-13) ; 8 avril 1976 (LC. 76-47) ; 25 juillet 1988 (LC. 88-88) ; 27 octobre 1997 (LC. 97-65) et 1er juin 2002 (LC. 2002-51)
(4) Cas de la loi organique sur le Conseil supérieur de la magistrature, etc.
(5) Cas du projet de loi dit sur l’urgence économique déposé par le gouvernement dans une première version le 26 décembre 2016 et dans une version amendée le 6 février 2017 (Projet de loi N° 66/2016 portant dispositions exceptionnelles à la législation sur les grands projets), cas du projet de loi organique portant Code des collectivités locales (Projet de LO. N° 48 2017), etc.
(6) Article 144 § 2.
(7) Article 75
(8) Article 72 : « Le Président de la République est le chef de l'Etat, symbole de son unité, il garantit son indépendance et sa continuité et il veille au respect de la Constitution ».
(9) Article 77.
(10) Le Président de la République « préside le Conseil de la sécurité nationale auquel est convié le président du gouvernement et le président de l’Assemblée des représentants du peuple ». Il décide de l’« envoi de forces à l’étranger avec l’accord du Président de l’Assemblée des représentants du peuple et le Chef du gouvernement».
(11) Introduire l’équivalent de l’article 49.3 de la Constitution française de 1958.
(12) Article 70 § 3 de la Constitution.
(13) La loi électorale de 2015, prévoit d'assurer la majorité des sièges, soit 340 sur 630, au parti qui obtiendra au moins 40% des voix au premier tour des législatives, et non plus à la coalition de partis. Si aucune formation ne franchit ce seuil, un second tour est prévu deux semaines plus tard entre les deux partis arrivés en tête, pour déterminer qui bénéficiera de la prime à la majorité. La loi fixe à 3% le seuil pour obtenir des sièges, ce qui assure aux principaux petits partis la certitude d'être représentés. Cependant, dans un arrêt récent de janvier 2017, Cour constitutionnelle a jugé partiellement invalide la loi électorale qui devait s'appliquer pour la chambre des députés. L'idée que les élections législatives pourraient se tenir à deux tours est rejetée.
(14) Groupe Nidaa Tounes (58 membres), groupe Al Horra Machroû Tounes (24 membres) et groupe Al wataniya (8 membres)
(15) Depuis les élections de l’ANC en 1956, la Tunisie a opté pour le scrutin de liste majoritaire à un tour (parfois avec panachage et parfois sans panachage).
(16) Un mode se scrutin mixte est un système électoral où on intègre ou on ajoute un scrutin majoritaire (de liste ou uninominal) à un scrutin proportionnel. Ce mode de scrutin est susceptible de combinaisons diverses. Il est adoptés, avec des variations parfois importantes, par la plupart des Etats européens : Allemagne, Belgique, Hongrie, Grèce, Pays-Bas, Ukraine, etc. Cf. COLLIARD (Jean-Claude) ; « Les systèmes électoraux dans les Constitutions des pays de l’Union européenne », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, N° 13, Janvier 2003,
(17) Décret présidentiel N° 111-2017 du 13 août 2017, JORT, N° 65 du 15/08/2017.
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