Cour africaine des droits de l'homme et des peuples
Avis consultatif du 26 mai 2017
Socio-economic Rights and Accountability Project (SERAP)
Opinion individuelle du Juge Rafaâ Ben Achour
1.
Je suis dans l’ensemble d’accord avec le
raisonnement et les motifs développés par la Cour pour considérer que le
demandeur d’avis (SERAP) « [m]ène ses activités non seulement au Nigéria,
mais dans la région ouest-africaine et sur le continent tout entier [et qu’il]
répond ainsi à la description dune organisation africaine, au sens de l’article
4 du Protocole » (§51) ; mais que cependant « SERAP, n’étant pas
doté du statut d’observateur après de l’Union africaine et n’ayant pas signé de
Protocole d’accord avec celle-ci […], il n’est pas reconnu par l’Union et n’a
donc pas qualité pour saisir la Cour d’une demande d’avis consultatif »
(§65).
2.
La Cour n’avait pas le choix et ne pouvait faire
autrement. Elle était ‘ligotée’ par les termes explicites de l’article 4(1) de
son Protocole[1] et par
la pratique restrictive de l’Union en matière d’octroi de la qualité
d’observateur auprès d’elle aux ONG.
3.
Il aurait été souhaitable que la saisine de la
Cour soit plus ouverte en matière consultative et que les conditions imposées
aux ONG soient moins rigides. La Cour avait formulé semblable souhait dans son
avis consultatif du 5 décembre 2014 (Comité
africain d’experts sur les droits et le bien être des enfants ). Dans
le paragraphe 94 dudit avis, la Cour « [f]ait en outre observer que cette
décision des organes politiques [insertion du Comité d’experts parmi les
organes pouvant saisir la Cour dans le Protocole de 2008, portant fusion entre
la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et la Cour de justice de
l’UA] confirme d’une part l’avis de la Cour, à savoir qu’il est hautement
souhaitable que le Comité soit habilité à saisir la Cour ». dans le même
sens, la Cour affirme dans le point 3 (iii) du dispositif de son avis que
« L[a] Cour est d’avis que le Comité devrait être habilité à saisir la
Cour en vertu de l’article 5(1) du Protocole ».
4.
Cependant mon accord avec les motifs invoqués
par la Cour dans l’avis SERAP n’emporte pas mon agrément avec le dispositif
dudit avis.
5.
Selon moi, la Cour a donné son avis (négatif)
sur la première des deux questions posées par SERAP dans sa demande d’avis,
question qui consiste à savoir « si SERAP est une organisation africaine
reconnue par l’UA ».
6.
Il est vrai, comme le relève très justement la
Cour, que cette question se ramène à l’examen de la compétence de la Cour à
donner un avis consultatif. Dans le paragraphe 39 la Cour affirme «[ l]’examen
de la compétence de la Cour l’amène à répondre à la première question soulevée
par SERAP concernant sa qualité pour saisir la Cour d’une demande d’avis
consultatif ».
7.
En toute logique, le dispositif de l’avis aurait
du avoir une formulation différente de celle consistant en une ’déclaration’
rigide d’incompétence rationae personne.
8.
A mon avis, la Cour aurait du terminer son avis
en réaffirmant ce qu’elle avait développé dans les motifs, à savoir que :
i.
SERAP est une organisation africaine au sens de
l’article 4(1) du Protocole
ii.
SERAP n’est pas reconnue par l’UA
iii.
La Cour ne peut en conséquence répondre à la
deuxième question posée par SERAP de savoir « si la pauvreté extrême,
systématique et généralisée constitue une violation de certaines dispositions
de la Charte africaine, notamment l’article 2 qui interdit la discrimination
fondée sur ‘toute autre situation’ » pour défaut de qualité du demandeur
d’avis.
9.
Cette position trouve des fondements solides
dans la jurisprudence de la Cour permanente de justice internationale (CPJI) et
dans celle de son héritière, la Cour internationale de justice (CIJ).
10.
Concernant la CPJI, l’auguste Cour a eu à
rejeter une demande d’avis à une seule reprise. Il s’agit de l’avis du 23
juillet 1923, Statut de la Carélie
orientale[2]. Dans
cet avis, la Cour ne déclare pas qu’elle n’a pas compétence. Elle explique que son refus discrétionnaire
de donner l’avis consultatif demandé a été motivé par les facteurs suivants:
1. le fait que la question posée dans
la requête pour avis consultatif avait trait à un différend entre deux États
(Finlande et Russie) ;
2. le fait que répondre
à la question équivalait à trancher ce différend ;
3. le fait que l'un des États parties
au différend au sujet duquel a été demandé un avis consultatif, la Russie,
n'était ni partie au Statut de la C.P.J.I., ni, à l'époque, membre de la
Société des Nations, et avait refusé de donner son consentement ;
4. le fait que la Société des Nations
n'avait pas compétence pour traiter d'un différend impliquant des États non
membres qui refusaient son intervention, et ce, en vertu du principe
fondamental selon lequel aucun État ne saurait être obligé de soumettre ses différends
avec les autres États, soit à la médiation, soit à l'arbitrage, soit enfin à
n'importe quel procédé de solution pacifique, sans son consentement ;
5. le fait qu’à la suite du refus russe
la Cour ne pouvait établir contradictoirement les faits, et se trouvait donc
devant l'absence concrète de « renseignements matériels nécessaires pour lui
permettre de porter un jugement sur la question de fait » posée dans la demande
d’avis consultatif.
11.
De son côté, la CIJ a toujours estimé
qu’ « [e]n principe, la réponse à une demande d’avis ne doit pas être
refusée »[3] et
« [q]u’il faudrait des raisons décisives pour déterminer la Cour à opposer
un refus à une demande d’avis consultatif »[4]. Parmi les raisons décisives invoquées par la
Cour figurent le caractère non juridique des questions[5], les
questions qui concerneraient des affaires relevant essentiellement de la
compétence nationale[6], ou
encore les questions qui devraient conduire à « trancher au fond un litige
pendant »[7], etc.
12.
Comme la CPJI, la CIJ a refusé à une seule
reprise de donner suite à une demande d’avis consultatif. Il s’agit de l’avis
sur la demande de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la licéité de l’utilisation des armes
nucléaires dans les conflits armés[8]. Dans sa
demande, l’OMS priait la Cour de se prononcer sur la question suivante : «[C]ompte
tenu des effets des armes nucléaires sur la santé et l'environnement leur
utilisation par un Etat au cours d'une guerre ou d'un autre conflit armé
constituerait-elle une violation de ses obligations au regard du droit
international, y compris la Constitution de l'OMS? ». Se référant à l’article 2
de la Constitution de l’OMS[9] qui
énumère les 22 fonctions conférées à l’Organisation, la Cour relève que
« [A]ucun de ces points ne vise expressément la licéité d'une quelconque
activité dangereuse pour la santé; et aucune des fonctions de l'OMS n'y est
rendue tributaire de la licéité des situations qui lui imposent d'agir »
(§20). Plus loin la Cour ajoute à propos de l’article 2 de la Constitution de
l’OMS relatif aux moyens conférés à l’Organisation pour atteindre ses buts que
« [l]es dispositions de l'article 2 peuvent être lues comme habilitant
l'organisation à traiter des effets sur la santé de l'utilisation d'armes
nucléaires, ou de toute autre activité dangereuse, et à prendre des mesures
préventives destinées à protéger la santé des populations au cas où de telles
armes seraient utilisées ou de telles activités menées » (§21). Cependant,
la Cour constate que « La question posée en l'espèce à la Cour porte,
toutefois, non sur les effets de l'utilisation d'armes nucléaires sur la santé,
mais sur la licéité de l'utilisation de telles armes compte tenu de leurs
effets sur la santé et l'environnement. Or, quels que soient ces effets, la
compétence de l'OMS pour en traiter n'est pas tributaire de la licéité des
actes qui les produisent. En conséquence, il
n'apparaît pas à la Cour que les dispositions de l'article 2 de la Constitution
de l'OMS, interprétées suivant les critères sus-indiqués, puissent être
comprises comme conférant compétence à l'Organisation pour traiter de la
licéité de l'utilisation des armes nucléaires, et, dès lors, pour poser à la
Cour une question à ce sujet » (§21)[10]. Et la
Cour de conclure «Etant parvenue à la conclusion que la demande d'avis
consultatif présentée par l'OMS ne porte pas sur une question qui se pose (dans
le cadre de [l']activité» de cette organisation conformément au paragraphe 2 de
l'article 96 de la Charte, la Cour constate qu'une condition essentielle pour
fonder sa compétence en l'espèce fait défaut et qu'elle ne peut, par suite,
donner l'avis sollicité. En conséquence, la Cour n'a pas à examiner les
arguments qui ont été développés devant elle concernant l'exercice de son
pouvoir discrétionnaire de donner un avis » (§31).
13.
Ainsi, comme la Cour de céans, la CIJ conclut à
son incompétence à donner l’avis. Cependant, dans le dispositif de l’avis, la
Cour « [D]it qu'elle ne peut donner[11]
l'avis consultatif qui lui a été demandé aux termes de la résolution WHA46.40
de l'Assemblée mondiale de la Santé en date du 14 mai 1993 ». C’est ce que
la CAfDHP aurait du dire concernant SERAP
14.
En conclusion, il ne reste qu’à formuler
l’espoir de voir l’Union africaine procéder à un amendement de l’article 4(1)
du Protocole dans le sens de l’ouverture des possibilités de saisine de la
CAfDHP et d’assouplissement des conditions requises des ONG pour que leur
demande d’avis rentre dans le champ de compétence de la Cour ; ou alors,
la voie de l’amendement étant incertaine, d’accorder ses critères d’octroi du
statut d’observateur aux ONG avec ceux de la Commission de Banjul.
15.
Enfin, remarquons, que malgré leur refus des demandes
d’avis dans les cas de la Carélie
orientale et de la licéité de
l’utilisation des armes nucléaires, la CPJI comme la CIJ n’ont pas hésité à
intituler leurs deux décisions de refus d’avis consultatif. En effet, C’est la
nature de la demande qui détermine la nature de la décision et sa qualification
non l’issue réservée à la demande[12].
[1] « A la demande d’un Etat membre de l’OUA, de
l’OUA, de tout organe de l’OUA ou d’une organisation africaine reconnue par
l’OUA, la Cour peut donner un avis sur toute question juridique concernant la
Charte ou tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme, à
condition que l’objet de l’avis consultatif ne se rapporte pas à une requête
pendante devant la Commission ».
[2] CPJI. Avis consultatif, Statut de la Carélie orientale, 23 juillet 1923, Série B, n°5.
[3] CIJ, Avis consultatif du 3
mars 1950 , Compétence de l’Assemblée
générale pour l’admission d’un Etat membre aux Nations unies, Rec. 1950, P.
71
[4] CIJ, Avis consultatif du 8
juillet 1996, Licéité de la menace ou de
l’emploi des armes nucléaires, Rec. P. 235, § 14 ; Avis consultatif du
9 juillet 2004, Conséquences juridiques
de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, Rec. 2004,
p. 156 – 157, § 44.
[5] CIJ, Avis consultatif du 20
juillet 1962, Certaines dépenses des
Nations Unies, Rec. 1962, p.155.
[6] CIJ, Avis consultatif du 3
mars 1950 déjà cité, p. 70
[7] CIJ, Avis consultatif du 15
décembre 1989, Applicabilité de la
section 22 de l’article VI de la Convention sur les privilèges et immunités des
Nations unies, Rec. P. 177 -221.
[8] CIJ, Avis consultatif du 8
juillet 1996 déjà cité.
[9] La
Constitution de l'OMS a été adoptée et ouverte à signature le 22 juillet 1946;
elle est entrée en vigueur le 7 avril 1948 et a été amendée en 1960, 1975,
1977, 1984 et 1994
[10] Non soulignés dans le
texte.
[11] Idem
[12] Voir en sens contraire,
l’opinion du juge Matusse sous cet avis.
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