dimanche 4 juin 2017

Opinion individuelle du Juge Rafaâ Ben Achour

Cour africaine des droits de l'homme et des peuples
Avis consultatif du 26 mai 2017
Socio-economic Rights and Accountability Project (SERAP)

Opinion individuelle du Juge Rafaâ Ben Achour


1.     Je suis dans l’ensemble d’accord avec le raisonnement et les motifs développés par la Cour pour considérer que le demandeur d’avis (SERAP) « [m]ène ses activités non seulement au Nigéria, mais dans la région ouest-africaine et sur le continent tout entier [et qu’il] répond ainsi à la description dune organisation africaine, au sens de l’article 4 du Protocole » (§51) ; mais que cependant « SERAP, n’étant pas doté du statut d’observateur après de l’Union africaine et n’ayant pas signé de Protocole d’accord avec celle-ci […], il n’est pas reconnu par l’Union et n’a donc pas qualité pour saisir la Cour d’une demande d’avis consultatif » (§65).
2.     La Cour n’avait pas le choix et ne pouvait faire autrement. Elle était ‘ligotée’ par les termes explicites de l’article 4(1) de son Protocole[1] et par la pratique restrictive de l’Union en matière d’octroi de la qualité d’observateur auprès d’elle aux ONG.
3.     Il aurait été souhaitable que la saisine de la Cour soit plus ouverte en matière consultative et que les conditions imposées aux ONG soient moins rigides. La Cour avait formulé semblable souhait dans son avis consultatif du 5 décembre 2014 (Comité africain d’experts sur les droits et le bien être des enfants ). Dans le paragraphe 94 dudit avis, la Cour « [f]ait en outre observer que cette décision des organes politiques [insertion du Comité d’experts parmi les organes pouvant saisir la Cour dans le Protocole de 2008, portant fusion entre la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et la Cour de justice de l’UA] confirme d’une part l’avis de la Cour, à savoir qu’il est hautement souhaitable que le Comité soit habilité à saisir la Cour ». dans le même sens, la Cour affirme dans le point 3 (iii) du dispositif de son avis que « L[a] Cour est d’avis que le Comité devrait être habilité à saisir la Cour en vertu de l’article 5(1) du Protocole ».
4.     Cependant mon accord avec les motifs invoqués par la Cour dans l’avis SERAP n’emporte pas mon agrément avec le dispositif dudit avis.
5.     Selon moi, la Cour a donné son avis (négatif) sur la première des deux questions posées par SERAP dans sa demande d’avis, question qui consiste à savoir « si SERAP est une organisation africaine reconnue par l’UA ».
6.     Il est vrai, comme le relève très justement la Cour, que cette question se ramène à l’examen de la compétence de la Cour à donner un avis consultatif. Dans le paragraphe 39 la Cour affirme «[ l]’examen de la compétence de la Cour l’amène à répondre à la première question soulevée par SERAP concernant sa qualité pour saisir la Cour d’une demande d’avis consultatif ».
7.     En toute logique, le dispositif de l’avis aurait du avoir une formulation différente de celle consistant en une ’déclaration’ rigide d’incompétence rationae personne.
8.     A mon avis, la Cour aurait du terminer son avis en réaffirmant ce qu’elle avait développé dans les motifs, à savoir que :
i.                SERAP est une organisation africaine au sens de l’article 4(1) du Protocole
ii.              SERAP n’est pas reconnue par l’UA
iii.             La Cour ne peut en conséquence répondre à la deuxième question posée par SERAP de savoir « si la pauvreté extrême, systématique et généralisée constitue une violation de certaines dispositions de la Charte africaine, notamment l’article 2 qui interdit la discrimination fondée sur ‘toute autre situation’ » pour défaut de qualité du demandeur d’avis.
9.     Cette position trouve des fondements solides dans la jurisprudence de la Cour permanente de justice internationale (CPJI) et dans celle de son héritière, la Cour internationale de justice (CIJ).
10. Concernant la CPJI, l’auguste Cour a eu à rejeter une demande d’avis à une seule reprise. Il s’agit de l’avis du 23 juillet 1923, Statut de la Carélie orientale[2]. Dans cet avis, la Cour ne déclare pas qu’elle n’a pas compétence. Elle explique que son refus discrétionnaire de donner l’avis consultatif demandé a été motivé par les facteurs suivants:
1. le fait que la question posée dans la requête pour avis consultatif avait trait à un différend entre deux États (Finlande et Russie) ;
2. le fait que répondre à la question équivalait à trancher ce différend ;
3. le fait que l'un des États parties au différend au sujet duquel a été demandé un avis consultatif, la Russie, n'était ni partie au Statut de la C.P.J.I., ni, à l'époque, membre de la Société des Nations, et avait refusé de donner son consentement ;
4. le fait que la Société des Nations n'avait pas compétence pour traiter d'un différend impliquant des États non membres qui refusaient son intervention, et ce, en vertu du principe fondamental selon lequel aucun État ne saurait être obligé de soumettre ses différends avec les autres États, soit à la médiation, soit à l'arbitrage, soit enfin à n'importe quel procédé de solution pacifique, sans son consentement ;
5. le fait qu’à la suite du refus russe la Cour ne pouvait établir contradictoirement les faits, et se trouvait donc devant l'absence concrète de « renseignements matériels nécessaires pour lui permettre de porter un jugement sur la question de fait » posée dans la demande d’avis consultatif.
11. De son côté, la CIJ a toujours estimé qu’ « [e]n principe, la réponse à une demande d’avis ne doit pas être refusée »[3] et « [q]u’il faudrait des raisons décisives pour déterminer la Cour à opposer un refus à une demande d’avis consultatif »[4].  Parmi les raisons décisives invoquées par la Cour figurent le caractère non juridique des questions[5], les questions qui concerneraient des affaires relevant essentiellement de la compétence nationale[6], ou encore les questions qui devraient conduire à « trancher au fond un litige pendant »[7], etc.
12. Comme la CPJI, la CIJ a refusé à une seule reprise de donner suite à une demande d’avis consultatif. Il s’agit de l’avis sur la demande de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la licéité de l’utilisation des armes nucléaires dans les conflits armés[8]. Dans sa demande, l’OMS priait la Cour de se prononcer sur la question suivante : «[C]ompte tenu des effets des armes nucléaires sur la santé et l'environnement leur utilisation par un Etat au cours d'une guerre ou d'un autre conflit armé constituerait-elle une violation de ses obligations au regard du droit international, y compris la Constitution de l'OMS? ». Se référant à l’article 2 de la Constitution de l’OMS[9] qui énumère les 22 fonctions conférées à l’Organisation, la Cour relève que « [A]ucun de ces points ne vise expressément la licéité d'une quelconque activité dangereuse pour la santé; et aucune des fonctions de l'OMS n'y est rendue tributaire de la licéité des situations qui lui imposent d'agir » (§20). Plus loin la Cour ajoute à propos de l’article 2 de la Constitution de l’OMS relatif aux moyens conférés à l’Organisation pour atteindre ses buts que « [l]es dispositions de l'article 2 peuvent être lues comme habilitant l'organisation à traiter des effets sur la santé de l'utilisation d'armes nucléaires, ou de toute autre activité dangereuse, et à prendre des mesures préventives destinées à protéger la santé des populations au cas où de telles armes seraient utilisées ou de telles activités menées » (§21). Cependant, la Cour constate que « La question posée en l'espèce à la Cour porte, toutefois, non sur les effets de l'utilisation d'armes nucléaires sur la santé, mais sur la licéité de l'utilisation de telles armes compte tenu de leurs effets sur la santé et l'environnement. Or, quels que soient ces effets, la compétence de l'OMS pour en traiter n'est pas tributaire de la licéité des actes qui les produisent. En conséquence, il n'apparaît pas à la Cour que les dispositions de l'article 2 de la Constitution de l'OMS, interprétées suivant les critères sus-indiqués, puissent être comprises comme conférant compétence à l'Organisation pour traiter de la licéité de l'utilisation des armes nucléaires, et, dès lors, pour poser à la Cour une question à ce sujet » (§21)[10]. Et la Cour de conclure «Etant parvenue à la conclusion que la demande d'avis consultatif présentée par l'OMS ne porte pas sur une question qui se pose (dans le cadre de [l']activité» de cette organisation conformément au paragraphe 2 de l'article 96 de la Charte, la Cour constate qu'une condition essentielle pour fonder sa compétence en l'espèce fait défaut et qu'elle ne peut, par suite, donner l'avis sollicité. En conséquence, la Cour n'a pas à examiner les arguments qui ont été développés devant elle concernant l'exercice de son pouvoir discrétionnaire de donner un avis » (§31). 
13. Ainsi, comme la Cour de céans, la CIJ conclut à son incompétence à donner l’avis. Cependant, dans le dispositif de l’avis, la Cour « [D]it qu'elle ne peut donner[11] l'avis consultatif qui lui a été demandé aux termes de la résolution WHA46.40 de l'Assemblée mondiale de la Santé en date du 14 mai 1993 ». C’est ce que la CAfDHP aurait du dire concernant SERAP
14. En conclusion, il ne reste qu’à formuler l’espoir de voir l’Union africaine procéder à un amendement de l’article 4(1) du Protocole dans le sens de l’ouverture des possibilités de saisine de la CAfDHP et d’assouplissement des conditions requises des ONG pour que leur demande d’avis rentre dans le champ de compétence de la Cour ; ou alors, la voie de l’amendement étant incertaine, d’accorder ses critères d’octroi du statut d’observateur aux ONG avec ceux de la Commission de Banjul.
15. Enfin, remarquons, que malgré leur refus des demandes d’avis dans les cas de la Carélie orientale et de la licéité de l’utilisation des armes nucléaires, la CPJI comme la CIJ n’ont pas hésité à intituler leurs deux décisions de refus d’avis consultatif. En effet, C’est la nature de la demande qui détermine la nature de la décision et sa qualification non l’issue réservée à la demande[12].

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[1] « A la demande d’un Etat membre de l’OUA, de l’OUA, de tout organe de l’OUA ou d’une organisation africaine reconnue par l’OUA, la Cour peut donner un avis sur toute question juridique concernant la Charte ou tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme, à condition que l’objet de l’avis consultatif ne se rapporte pas à une requête pendante devant la Commission ».
[2] CPJI. Avis consultatif, Statut de la Carélie orientale, 23 juillet 1923, Série B, n°5.
[3] CIJ, Avis consultatif du 3 mars 1950 , Compétence de l’Assemblée générale pour l’admission d’un Etat membre aux Nations unies, Rec. 1950, P. 71
[4] CIJ, Avis consultatif du 8 juillet 1996, Licéité de la menace ou de l’emploi des armes nucléaires, Rec. P. 235, § 14 ; Avis consultatif du 9 juillet 2004, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, Rec. 2004, p. 156 – 157, § 44.
[5] CIJ, Avis consultatif du 20 juillet 1962, Certaines dépenses des Nations Unies, Rec. 1962, p.155.
[6] CIJ, Avis consultatif du 3 mars 1950 déjà cité, p. 70
[7] CIJ, Avis consultatif du 15 décembre 1989, Applicabilité de la section 22 de l’article VI de la Convention sur les privilèges et immunités des Nations unies, Rec. P. 177 -221.
[8] CIJ, Avis consultatif du 8 juillet 1996 déjà cité.
[9] La Constitution de l'OMS a été adoptée et ouverte à signature le 22 juillet 1946; elle est entrée en vigueur le 7 avril 1948 et a été amendée en 1960, 1975, 1977, 1984 et 1994
[10] Non soulignés dans le texte.
[11] Idem
[12] Voir en sens contraire, l’opinion du juge Matusse sous cet avis.

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